Monsieur le Premier ministre,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Messieurs les préfets,
Messieurs les parlementaires ,
Monsieur le Président de l’Assemblée de Corse,
Messieurs les présidents des Conseils départementaux,
Mesdames et Messieurs les conseillers,
Nous voici donc réunis dans cet hémicycle, qui est le cœur battant de la démocratie corse.
Nous avons l’honneur d’y accueillir Monsieur Manuel Valls, Premier ministre, et plusieurs membres de son Gouvernement.
#Corse Discours du Président @Gilles_Simeoni… par antofpcl
Au nom de la Collectivité territoriale de Corse, que je représente, je vous souhaite, monsieur le Premier ministre, mesdames et messieurs les ministres, messieurs les représentants de l’Etat, qui les accompagnez, la bienvenue dans notre institution, qui a en charge la défense des intérêts matériels et moraux du peuple corse.
Mes premiers mots, après ceux de bienvenue, seront bien sûr pour saluer avec émotion la mémoire de Michel Rocard, qui vient de nous quitter et auquel nous avons souhaité rendre hommage par une minute de silence.
J’adresse à sa famille et à toutes celles et ceux qui sont touchés par ce deuil l’expression de mes plus sincères condoléances.
Au-delà de ses immenses qualités personnelles, Michel Rocard fut un humaniste convaincu, un réformateur puissant, un homme d’Etat qui conjugua dans chacun de ces choix l’exigence éthique et le courage politique.
Défendre les intérêts de l’Etat, servir la République, c’était aussi pour lui savoir en reconnaître les erreurs et les fautes, afin de guérir les blessures de l’histoire, et d’inventer, avec ceux que ces erreurs et ces fautes avaient pu meurtrir, les chemins de l’espoir et de la paix.
Il le fit avec ardeur, passion, lucidité, et courage en Nouvelle-Calédonie, en étant un des artisans des accords de Nouméa, qui reconnaissaient, en même temps que la dimension coloniale de la présence française, le droit à l’autodétermination de la Kanaky et de son peuple.
Il le fit aussi, avec les mêmes ardeur, passion, lucidité et courage pour la Corse, en prononçant le 12 avril 1989, devant l’Assemblée Nationale, en sa qualité de Premier ministre de la France, un discours qui marqua les esprits et fut pour beaucoup dans l’ouverture d’un dialogue qui apparaissait à l’époque impossible, s’adressant en ces termes à la représentation nationale :
« La France a acheté les droits de suzeraineté sur la Corse à la République de Gènes, mais il fallut une guerre pour les traduire. Et nous y perdîmes davantage d’hommes que pendant la guerre d’Algérie, deux siècles après.
Pendant que nous construisions sous la Troisième République notre démocratie locale, nos conseils généraux, nos libertés communales, la Corse était sous gouvernement militaire.
Je me souviens également qu’en 1962, que les premières centaines de terres mises en vente au profit de la paysannerie corse par la SOMIVAC (société de mise en valeur de la Corse) furent réservées à raison de 90% à nos compatriotes de retour d’Algérie, en effet en déshérence. Il aurait mieux valu avoir une autre répartition entre la Corse et le continent de cette charge du rapatriement de nos compatriotes d’Afrique du Nord. Et nous avons porté là à la Corse un coup, dont vous savez qu’elle n’est pas encore tout à fait remise (Assemblée Nationale – débats parlementaires 12 avril 1989).
En resituant clairement les relations entre l’île et l’Etat dans leur perspective historique, Michel Rocard donna au dialogue, à l’apaisement et à la reconstruction d’une relation de confiance entre la Corse et l’Etat, des perspectives que les discours autoritaires, la répression, la négation de la dimension fondamentalement politique de la question corse, n’avaient jamais su ouvrir.
Et il le fit encore, onze ans plus tard, lorsqu’il délivra, dans le journal « Le Monde » du 31 août 2000, à de nombreux responsables politiques français, ce y compris des membres éminents de sa famille politique, l’exhortation suivante : « Corse : Jacobins, ne tuez pas la paix ! ».
Comment ne pas faire le parallèle avec aujourd’hui, au moment où nous recevons un autre Premier ministre de la France ?
Un Premier ministre qui, au surplus, revendique sa filiation éthique et politique avec celui qui vient de nous quitter.
Un Premier ministre qui, alors qu’il n’était pas encore en charge des hautes fonctions qui sont les siennes aujourd’hui, s’était d’ailleurs clairement inscrit, concernant la perception du problème corse et les solutions à lui apporter, dans le sillon des responsables politiques français réformateurs et évolutionnistes.
Nous étions le 23 septembre 2011, et c’était, vous vous en souvenez certainement, à l’occasion de votre venue en Corse en qualité de candidat à la primaire à l’élection présidentielle de 2012 :
« L’insularité, plus la culture, l’histoire, la langue corse sont des atouts. L’idée d’autonomie politique plus avancée ne doit faire peur à personne.(…) Je ne suis pas hostile à des évolutions qui permettent au fond à la culture, à l’identité et à la capacité de préparer l’avenir des Corses, de s’épanouir.
Je pense que la France ne doit pas avoir peur de la Corse. On peut être Corse, Français et républicain avec son identité, sa langue, qui est une belle langue, sa culture qui doit être préservée. La Corse est une île, avec son histoire. Elle peut se doter d’institutions encore plus décentralisées, plus autonomes. D’ailleurs, d’une manière générale, la France doit évoluer dans ce sens, au lieu de se recentraliser. La France doit faire confiance. Appliquons la loi de 2002, allons jusqu’au bout des possibilités qu’elle donne, mais ouvrons aussi le débat, car s’il y a consensus dans le cadre d’une réforme institutionnelle voire constitutionnelle, la Corse doit pouvoir prendre toute sa place.
La Corse est une île avec des revendications, le mot autonomie ne doit pas faire peur .
A vous entendre si ouvert, si fort, si déterminé, nombreux avaient été les Corses à espérer qu’un débat puisse s’ouvrir, qu’un consensus dans le cadre d’une réforme institutionnelle, voire constitutionnelle, puisse se construire, et enfin que vous soyez, vous-même, en situation de responsabilité pour pouvoir concrétiser les perspectives ainsi ouvertes.
Et bien voilà, nous y sommes.
Le débat s’est ouvert.
Il porte sur les perspectives politiques, mais aussi économiques et sociales. Car il ne peut y avoir d’émancipation politique sans émancipation économique et sociale. C’est le « riacquistu econòmicu », que nous sommes engagés à mettre en œuvre, avec l’ensemble des acteurs économiques et partenaires sociaux.
Le consensus s’est construit comme suit, sur plusieurs sujets majeurs :
consensus sur la coofficialité de la langue corse, selon la délibération en date du 17 mai 2013
consensus sur la question foncière et le statut de résident selon la délibération de l’Assemblée de Corse en date du 24 avril 2014
consensus sur le transfert de la compétence fiscale en matière de fiscalité du patrimoine selon la délibération en date du 19 décembre 2014
consensus sur l’inscription de la Corse dans la Constitution selon la délibération en date du 27 septembre 2013
consensus sur le principe d’une amnistie des prisonniers politiques corses, selon la délibération en date du 28 mai 2015 et vote de délibérations identiques par plus de 150 communes de Corse.
Ces revendications sont pour nous essentielles.
Elles ont une double légitimité :
Celle, initiale, donnée par le vote d’une Assemblée délibérante à l’occasion de la mandature précédente ;
Celle, renforcée, conférée par le suffrage universel, en décembre dernier : en nous élisant, les Corses nous ont donné mandat de défendre ces revendications, de les porter, de permettre leur mise en œuvre dans le cadre d’un dialogue que nous souhaitons fructueux avec l’Etat.
C’est d’ailleurs le chemin qui nous avait été proposé par le Gouvernement et par l’Etat :
« Construisez un consensus, et l’Etat répondra présent et positivement, y compris sur les questions d’ordre constitutionnel »
« Rien n’est possible sans la paix publique. Que la paix publique revienne, et tout redeviendra possible ».
Les Corses ont construit le consensus.
Les Corses ont voulu et construit l’apaisement.
Et la Corse n’a jamais été si près de tourner définitivement la page d’un conflit qui dure, pour la période contemporaine, depuis plus d’un demi-siècle.
Pour construire une solution politique, il faut être deux.
Nous y sommes pour notre part résolument prêts.
Que va faire, désormais, le Gouvernement ?
Tiendra-t-il sa parole initiale, celle de 2012 ?
Les éléments de doute et d’inquiétude sont nombreux.
Le champ du dialogue a d’ores et déjà été restreint. En est pour l’instant exclu, en dépit des engagements qui avaient été pris au début du processus, tout ce qui relève du domaine constitutionnel.
Cette exclusion peut se comprendre de façon temporaire du fait de contraintes de calendrier ou d’opportunité.
Elle doit nécessairement être corrigée par la réaffirmation claire que la Constitution, qui a été modifiée tant de fois ces dernières années – et pas toujours pour des sujets majeurs – peut évoluer pour permettre à la Corse de voir ses spécificités reconnues et garanties.
A défaut nous nous retrouverions près d’un demi-siècle en arrière quand Liber Bou, un missi dominici envoyé en Corse en 1975 par le Gouvernement de l’époque, s’était exclamé dans une réunion publique : « Même 200.000 Corses autonomistes ne feront pas changer la Constitution », sonnant ainsi le glas de l’espoir d’une solution démocratique à la situation de blocage qui caractérisait alors l’île.
Malgré nos demandes, vous n’avez donc pas souhaité, Monsieur le Premier ministre, que les questions d’ordre constitutionnel fussent abordées à ce stade, et vous nous l’avez dit le 18 janvier dernier lorsque nous avons, le Président de l’Assemblée de Corse et moi-même, été reçus à Matignon.
Je le regrette, nous le regrettons profondément et considérons que cela est, de façon générale, une erreur politique, et un déni de démocratie.
Malgré cela, l’Exécutif de Corse et l’ensemble de la majorité territoriale ont accepté de participer aux travaux que vous nous avez proposés, dans le cadre des trois groupes de travail que vous avez définis : collectivité unique et intercommunalités, question foncière et lutte contre la spéculation, langue corse.
Je vous ai saisi d’un rapport, sous la signature de la Présidence de l’Exécutif, qui récapitule les demandes essentielles de la Collectivité territoriale de Corse au titre des échanges que nous avons eus dans le cadre précédemment défini.
Nous sommes, vous le savez, profondément attachés à la future collectivité de Corse, dite « Collectivité unique », à sa réussite, et au respect du calendrier fixé pour son entrée en vigueur, soit le 1er janvier 2018.
Nous voulons construire cette collectivité avec l’ensemble des élus de Corse, avec les personnels des trois collectivités territoriale et départementales actuelles, avec tous les territoires de l’île, et avec l’ensemble des Corses.
Nous souhaitons cette évolution institutionnelle parce qu’elle est une avancée démocratique pour la Corse, dès lors que cette collectivité aura les moyens juridiques, institutionnels, financiers et fiscaux de son action.
Au plan institutionnel, ces propositions concernent :
l’extension des compétences de la future collectivité unique ;
l’équilibre territorial entre Bastia et Aiacciu et entre l’ensemble des territoires de Corse ;
un moratoire sur l’application de l’intercommunalité telle que prévue sur la loi NOTRe et définition d’une intercommunalité adaptée aux spécificités de la Corse ;
la création d’une structure assurant un véritable lien fonctionnel entre la future Collectivité de Corse et les territoires et intercommunalités ;
l’amélioration du fonctionnement des organes de la Collectivité de Corse ;
le renforcement du CESC et intégration dans celui-ci de composantes de la société civile corse non encore représentées en son sein : diaspora, économie sociale et solidaire, anciens combattants.. ;
l’amélioration des conditions d’exercice des mandats et fonctions (statut de l’élu) ;
Au plan financier et fiscal, vous avez été saisi de demandes précises et argumentées convergeant vers l’indispensable autonomie fiscale et financière de la Corse.
Je rappelle à cet égard que la loi organique n°2004-758 du 29 juillet 2004 a fixé le ratio d’autonomie financière des régions à 41,7%.
La Collectivité territoriale de Corse dispose actuellement d’un ratio d’autonomie de 25%.
La future Collectivité de Corse disposera d’un ratio de 34%, soit un ratio encore inférieur de près de 7 points au ratio moyen.
Contrairement aux idées reçues, la Corse n’est donc pas sur ce point en avance par rapport aux régions de droit commun : elle est même en retard.
C’est la raison pour laquelle nous avons développé un certain nombre de demandes visant à renforcer les ressources financières et fiscales de la Collectivité de Corse.
Nous attendons de savoir ce que seront vos réponses à ces attentes, qui relèvent souvent aussi de la simple équité : je pense notamment au trop versé par la Corse au titre de la contribution au redressement des comptes publics : là où un habitant d’une région de France moyenne paie 20 à 30 €, le Corse paie 90 € !
Reste enfin, dans le domaine de la fiscalité, une question pour nous essentielle, en termes économiques et politiques : celle de la fiscalité du patrimoine, question dite de l’arrêté Miot.
Vous savez, Monsieur le Premier ministre, que le particularisme fiscal et civil que connaît la Corse en la matière n’est pas un privilège mais le reflet d’une situation historique.
Le principe d’égalité implique que soient traitées de façon différente les situations différentes.
Tel est exactement le cas en l’espèce.
L’intégration au droit commun, prévue au 1er janvier 2018, signifierait la ruine et la spoliation pour des milliers de familles corses, et une dépossession individuelle et collective menaçant le lien entre le peuple corse et sa terre.
Pareille éventualité est totalement inenvisageable.
Au-delà des indispensables mesures transitoires, nous devons construire ensemble un dispositif pérenne qui garantisse une fiscalité du patrimoine juste, équitable, et conforme aux objectifs de lutte contre la spéculation et de pérennisation du lien entre les Corses et leur patrimoine foncier et immobilier.
Nous voici donc presque arrivés, Monsieur le Premier ministre, au terme des chantiers qui nous occupent et nous occuperont encore dans les mois et les années à venir.
Reste un dernier point, sur lequel il nous faut acter notre désaccord actuel, pour, je l’espère, mieux avancer sur le chemin d’une solution partagée : c’est la question des prisonniers politiques.
Sur ce dernier point, nous ne sommes pour l’instant d’accord sur rien :
ni sur le concept, que vous contestez, alors que nous considérons qu’il relève de l’évidence dès lors que l’on part du postulat que sont des prisonniers politiques les personnes poursuivies ou condamnées pour des faits en relation avec la situation politique corse ;
ni sur le constat puisque vous refusez en l’état, par principe, l’amnistie, et même quelquefois, de façon surprenante, le rapprochement ;
Nous allons donc écouter avec attention, Monsieur le Premier ministre, ce que vous avez à nous dire aujourd’hui sur tous ces points.
Et nous savons d’ores et déjà que nous aurons besoin d’autres rencontres, d’autres échanges, d’autres avancées. Les propositions faites aujourd’hui par votre Gouvernement comportent, l’honnêteté intellectuelle commande de le dire sans détour, de nombreux points positifs. Et il faut aussi reconnaître que le contexte de politique intérieure et internationale a été pour vous une contrainte objective. Mais au final et de façon générale, les réponses que vous allez nous présenter aujourd’hui resteront certainement en deçà non seulement des attentes, mais aussi et surtout des enjeux.
Vous l’aurez compris, Monsieur le Premier ministre, rien ne nous détournera du choix fondamental que nous avons fait : celui de la démocratie, comme moyen de lutte et comme objectif pour la Corse d’aujourd’hui et celle demain.
Mais rien non plus ne nous fera renoncer à ce pourquoi nous nous sommes battus, générations et après générations, et qui adviendra, parce que conforme au droit, à la justice, et à l’Histoire : permettre au peuple corse d’être lui-même.
Gilles Simeoni, Président du Conseil Exécutif de la Corse
4 juillet 2016