Tribune cosignée par des universitaires de Corse, France, États-Unis, Québec, Maroc, Canada, parue dans le “Settimana” (31/12/15)
La jouissance des droits et libertés fondamentales doit être assurée, « […] sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».
(Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés Fondamentales, art. 14. Conseil de l’Europe, 1950).
Les dernières élections territoriales en Corse des 6 et 13 décembre 2015 ont porté à la tête de l’Assemblée de Corse et de son exécutif une majorité nationaliste corse.
Lors de sa prise de fonction, le nouveau président de l’Assemblée territoriale a prononcé un discours de quelques minutes en langue corse (après avoir fourni une traduction aux médias) sur les quelques heures qu’a duré l’installation de la nouvelle Assemblée. Depuis, nous avons assisté à un véritable déchainement médiatico-politique à l’encontre de la langue corse et de la Corse, aux relents parfois franchement xénophobes, mettant en avant principalement l’article 2 de la Constitution française : « La langue de la République est le français ». Cet article est devenu le support d’un discours simpliste et spécieux, à la limite de la haine dans certains cas, signifiant en creux des lacunes graves en matière de politique linguistique et culturelle d’une nation moderne telle que la France.
Outre le fait que l’Assemblée de Corse ait voté majoritairement en faveur d’un projet de coofficialité pour le corse et le français en mai 2013, nous voudrions rappeler, en notre qualité d’universitaires faisant des langues et des locuteurs, du droit et de la démocratie linguistiques nos principaux terrains d’étude, que l’utilisation territoriale d’une langue autre que le français ne devrait souffrir d’aucune contestation. Au contraire, celle-ci s’inscrit dans un combat vers plus de justice sociale et de progrès démocratiques, ceci dans le respect des libertés fondamentales. Accepterait-on que soit mis en question le droit des femmes ou de personnes d’une autre couleur de peau de participer aux élections ?
À travers cet article 2, nous assistons depuis plusieurs années maintenant à une confusion entre l’ordre prétendument naturel, dominant et majoritaire d’un côté et l’ordre normatif de l’autre. Confusion à laquelle s’ajoute une forme d’essentialisation autour de la langue française érigée en véritable religion d’État.
Pourtant, la plupart des textes internationaux rappellent avec force le droit imprescriptible et fondamental à la pluralité linguistique et l’interdiction de toute discrimination pour « motif » linguistique, en particulier la Convention européenne des droits de l’Homme (1950), la Convention relative aux droits de l’Enfant (ONU, 1989), la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Unesco (2001), toutes ratifiées par la France. La démocratie, même française, ne saurait y échapper, se résumer à la seule acceptation du français et se confondre de façon exclusive avec lui.
En 1994, examinant la Loi relative à l’usage de la langue française, dite loi « Toubon », le Conseil constitutionnel en a lui-même annulé certaines dispositions considérées comme trop attentatoires aux libertés : « La liberté proclamée par l’article XI de la Déclaration [des Droits de l’Homme et du Citoyen] implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l’expression de sa pensée ».
La liberté d’élaborer un sens commun et pluriel qui ne se réduise pas à la seule langue française ne peut en aucune façon être remise en question, malgré l’aveuglement sur ce droit fondamental dont nous constatons les débordements dans ce cas d’espèce. Nous dénonçons toute forme de discrimination linguistique.
Ce déchaînement médiatico-politique inouï nous renseigne sur la tendance glottophobe à l’œuvre, sur une certaine conception univoque et agressive de la société française et sur l’idéologie hégémonique du monolinguisme français. Idéologie elle-même issue d’une conception homogénéisante, voire ethnicisante de la France, de sa population, de ses liens sociaux. Rappelons que la France ne respecte pas ou peu les textes fondamentaux de protection des droits et de lutte contre les discriminations (et pas seulement sur le plan linguistique, la France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme).
Nous voudrions ajouter enfin que les discriminations linguistiques forment un obstacle majeur à l’éducation inclusive, plurilingue et interculturelle telle que la préconise par exemple le Conseil de l’Europe et que la société politique et médiatique doit tendre au respect de la diversité culturelle, religieuse et linguistique, et même à en faire une ressource et un exemple pour une société réellement humaniste et démocratique.
Philippe Blanchet (Professeur de sociolinguistique, Université Rennes 2)
Stéphanie Clerc Conan, (Maître de conférences en sociodidactique des langues, Aix-Marseille université)
Romain Colonna (Maître de conférences en sciences de l’éducation, Université de Corse)
James Costa (Maître de conférences en sciences du langage, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)
Phyllis Dalley (Professeur de sociolinguistique et de didactique des langues, Université d’Ottawa au Canada)
Alain Di Meglio (Professeur en cultures et langues régionales, Université de Corse, Directeur du Centre Culturel Universitaire de Corse)
Leila Messaoudi (Professeur de sociolinguistique, Université Ibn Tofail de Kénitra au Maroc)
Jean-Michel Eloy (Professeur émérite de sociolinguistique à l’Université de Picardie Jules Verne)
Jean-Michel Géa (Maître de conférences en sciences du langage, Université de Corse)
Christine Helot (Professeur en anglais, Université de Strasbourg)
Alexandra Jaffe (Professeur d’anthropologie linguistique, California State University aux États-Unis)
Stefan Moal (Maître de conférences en langue et culture bretonnes, Université Rennes 2)
Pascal Ottavi (Professeur en cultures et langues régionales, Université de Corse)
Marielle Rispail (Professeur en sociolinguistique et didactique des langues, Université de St-Etienne)
Didier de Robillard (Professeur en sciences du langage, Université François-Rabelais de Tours, ancien Président du jury de CAPES de créole)
Marie Salaün (Professeur d’anthropologie de l’éducation, Université Paris Descartes)
Dominique Verdoni (Professeur en cultures et langues régionales, Université de Corse, Directrice de l’ESPE de Corse)
Alain Viaut (Professeur de sociolinguistique, Université Bordeaux Montaigne)
Nadine Vincent (Professeur de sociolinguistique, Université de Sherbrooke, Québec)
Andrea Young (Maître de conférences en sociolinguistique, Université de Strasbourg)