#Corse – Alain Ferrandi et Petru Alessandri « Après 17 ans de réclusion , ils ouvrent le livre de l’assassinat du préfet et de ses conséquences »

Après 17 ans de réclusion , ils ouvrent le livre de l’assassinat du préfet et de ses conséquences

Pierre Alessandri et Alain Ferrandi deux des membres du commando qui a abattu le préfet Erignac, le 6 février 1998, condamnés en 2003 à la réclusion criminelle à perpétuité pour assassinat, parlent pour la première fois depuis 17 ans. Sans détour, ils évoquent leur parcours militant, la création du groupe clandestin, les raisons de l’assassinat du préfet et ses conséquences. Depuis leurs cellules de la prison de Poissy où Corse-Matin les a rencontrés, ils partagent leur analyse de la situation politique actuelle, de la question des « prisonniers politiques » et assurent n’avoir « jamais demandé l’amnistie »

Pourquoi avoir accepté de parler aujourd’hui ?

Pierre Alessandri : J’ai toujours eu conscience qu’il fallait que je m’exprime sur mon parcours et sur mon engagement, au delà des explications que j’ai pu partager avec ma famille et mes proches. Après 17 ans d’incarcération et des conditions de détention qui se dégradent, le rejet de toutes mes demandes de retrait du statut de DPS (détenu particulièrement surveillé) et de rapprochement à Borgo, j’ai le sentiment qu’il est temps. Les décès successifs de mon fils et de ma mère ont également influencé et certainement accéléré cette volonté de communication.

Alain Ferrandi : En 17 ans, nous n’avons que peu communiqué et nous le faisons aujourd’hui d’autant plus librement que nous demeurons des prisonniers politiques indépendants. Notre objectif n’est pas d’intervenir dans la campagne des territoriales, une élection de plus. À croire que seules les élections rythment la vie politique de l’île.

Comment la constitution de votre groupe s’est-elle opérée ?

P. A. et A. F. :C’était la suite logique de notre engagement. Nous voulions participer à une lutte de libération nationale, c’était un sentiment très fort. Ce sentiment n’était pas partagé par tout le monde, certains nous avaient tourné le dos. Nous avions choisi de nous concentrer sur le message politico-militaire. C’était un moyen, à nos yeux, de revenir aux fondamentaux de notre lutte.

Comment avez-vous décidé des cibles et d’un mode d’action si radical ?

P. A. et A. F. : C’était le mode d’action qui avait été choisi par le Front, le fer de lance de la lutte du peuple corse. Même si la violence politique n’a jamais été pour nous une fi n en soi, nous étions des hommes sociale- ment intégrés, nous pensions qu’elle était aussi un moyen de faire barrage à l’émergence d’une dérive mafieuse qui avait investi le circuit politique et économique. « L’arrestation d’Yvan Colonna en plein procès a achevé de brouiller un message politique déjà occulté par les débats. »Il y a d’abord eu l’attaque de la gendarme- rie de Pietrosella en septembre 1997. L’idée était, dans un premier temps, de rompre avec les mitraillages stériles perpétrés contre les forces d’occupation. Nous voulions passer un cap, élaborer une action plus structurée. Le message que nous voulions faire passer était que la lutte pouvait être plurielle et n’était l’apanage d’une structure mythique.

Quel impact a eu l’attaque de Pietrosella ?

P. A. et A. F. : Nous pensions qu’une action d’éclat contre la gendarmerie était de nature à faire bouger les lignes. Nous avions la volonté d’assainir le mouvement national. Nous avons cependant été confrontés à la fois à une ab- sence de réaction et à une confusion politique après l’attaque de Pietrosella. Il y a eu des récupérations opportunistes, nous n’avions pas prévu que notre action allait être dénaturée par des revendications fantaisistes émanant de plusieurs groupes. Pourquoi viser le préfet Erignac ?

P. A. et A. F. : Cela ne s’est pas décidé du jour au lendemain, nous avions envisagé d’autres actions. On nous a baptisés à tort « les anonymes », mais nous ne voulions pas de sigle. Parce que nous ne voulions pas créer de nouvelle structure. Le but était justement de secouer les structures et de s’extraire de la lutte fratricide, on n’arrêtait pas de porter les cercueils des nôtres. Après l’attaque de Pietrosella, le message a été brouillé parce que certains se sont attribués la paternité de l’action. Nous avons donc décidé collectivement de passer à un degré supérieur, de se recentrer sur une action d’envergure. De prendre l’État pour cible et le plus haut représentant de l’État, c’était le préfet. Nous avons fait le choix d’une action que personne n’aurait revendiquée à notre place.

Cette décision, comment l’analysez-vous aujourd’hui ?

P. A. et A. F. : Nous étions dans une bulle, dans un processus logique d’engagement. C’était le mode de fonction- nement : déterminer des objectifs de lutte de libération nationale. Dans cette logique, on faisait abstraction de la personne. Celle du préfet, que nous visions en tant que symbole, mais aussi de nous-mêmes. Si nous avions pensé une seule seconde à nos familles, nous n’aurions pas pu le faire. Nous étions persuadés que cette action serait déterminante pour refonder le mouvement national. Cela a échoué.

AlessandriFerrandiproces

Vous vouliez délivrer un électrochoc, passer un message. A-t-il été entendu ?

P. A. et A. F. : Les deux tracts de revendication qui ont suivi nos actions n’ont pas eu le retentissement espéré. Nous avons dû constater que nous avions franchi un cap dans la lutte qui n’avait pas été compris par la population et n’avait pas reçu le soutien de la base militante. Bien entendu, on peut faire le triste constat que notre détermination n’a pas eu l’effet escompté.

Votre geste n’a pas été compris ni soutenu, en premier lieu dans les rangs du mouvement nationaliste, pourquoi ?

P. A. et A. F. : Sans doute, nous sommes-nous laissés emporter par notre élan et par l’idée qu’une refonte du mouvement national sur des bases saines était encore possible. Nous avons beaucoup rêvé de lutte de libération nationale. La Corse, les Corses, les nationalistes n’étaient pas prêts à engager un rapport de force réel. C’était notre sentiment à l’époque.

Aujourd’hui, il ne reste plus grand chose. Jean-Guy Talamoni a eu cette phrase : « Je condamne l’acte, mais pas ses auteurs », comment l’interprétez vous ?

P. A. et A. F. : Sans doute la répression tous azimuts de l’époque et les choix stratégiques du mouvement l’ont conduit à un manque de clairvoyance. Nos actions s’inscrivaient pourtant dans le cadre de la lutte clandestine.

Pareillement, au lendemain de l’assassinat du préfet, Charles Pieri a dénoncé dans la presse une « dérive brigadiste », qu’en pensez-vous ?

P. A. et A. F. : Il serait intéressant d’interroger l’auteur de ces propos pour connaître le fond . C’est assez malvenu de la part d’un dirigeant nationaliste qui a toujours apporté son soutien à la lutte clandestine que de qualifier nos actes de dérive brigadiste. Cette condamnation ne présageait-elle pas le repositionnement politique de certains dirigeants ?

Votre procès de 2003 aurait pu être l’occasion d’expliquer votre geste et la portée politique que vous revendiquiez. Il n’en a rien été, pour- quoi ?

P. A. : Il est clair que nous n’étions pas prêts à affronter un tel procès. Trois affaires pour un même procès, un mois et demi d’audience. Fallait-il faire un procès de rupture et se contenter d’une déclaration politique ? Je le pense. Avec le recul, on se dit qu’il aurait été souhaitable que notre défense s’organise autour de notre engagement et de ce qui nous avait conduit à accomplir cet acte politique. A chaque fois qu’il y a eu une tentative d’explication politique, on nous a opposé les faits. Or, s’il est vrai que nous avons tué un homme, nous avons tué un symbole politique. C’était impossible à expliquer à l’audience, nous étions confrontés à une famille dans la douleur, qui ne voulait pas entendre ce que nous avions à dire

A. F : Notre procès s’est déroulé dans un contexte très particulier, par sa longueur, par la multiplicité des affaires et des personnes qui y étaient jugées. Nos avocats n’ont pas pris la mesure de notre engagement et se sont laissé piéger par le président du tribunal qui avait pour mission de nier notre engagement poli- tique. Lequel s’est appliqué à brouiller notre message en restant arc bouté sur les faits, en hiérarchisant les responsabilités. Nous n’avons pas eu la clairvoyance d’inverser notre système de défense. Parce que sur le banc des accusés, il y avait onze personnes et que nous étions seulement cinq à revendiquer des actions politiques. Nous n’avons pas voulu gêner les intérêts divergents de la défense…

L’arrestation d’Yvan Colonna à quelques jours du verdict a-t-elle changé la donne ?

A. F. : L’arrestation d’Yvan Colonna en plein procès a achevé de brouiller le message politique déjà occulté par la nature des débats. Le fond a été complètement occulté et l’ensemble des médias a laissé libre cours à son fantasme du berger innocent, presque un personnage de Mérimée.

Yvan Colonna est devenu une icône, on ne prononce plus vos noms, pourquoi?

P. A. : Je n’ai jamais idéalisé ni les hommes, ni les événements historiques, je n’ai donc pas compris cette glorification du « machjaghjolu ». Si la médiatisation a pu faire le jeu de certains médias à sensation, dans le cadre de notre affaire, cela a été préjudiciable. L’exposition a occulté l’analyse de fond et cette médiatisation nous est opposée à chacune de nos de- mandes de rapprochement, de permission ou de retrait de nos statuts de DPS.

A. F : Nous n’avons pas entrepris une telle action pour satisfaire nos ego. Pour nous, il n’y a pas de martyr dans la lutte du peuple corse. Après, on peut comprendre que le soutien populaire ait pu, à ce moment là, se tourner vers quelqu’un qui est présumé innocent.

Alain Ferrandi, au deuxième procès d’Yvan Colonna, vous avez eu cette phrase à l’adresse de l’accusé, qui a été très commentée et dont on a dit qu’elle avait fait basculer l’audience : « Je sais que tu es un homme d’honneur et que si tu avais participé à cette action , tu l’aurais revendiquée . Par conséquent , je confirme tu ne faisais pas partie du groupe . Que vouliez vous dire ?

A.F : Je ne tiens pas à m’exprimer sur des propos qui s’adressaient exclusivement à Yvan.

Avez-vous le sentiment que votre combat vous a échappé ?

P. A. et A. F. : Notre combat, non, parce que notre engagement, on l’a défini nous-même. En revanche, le message que l’on voulait faire passer à travers nos revendications s’est dilué dans le temps et a perdu de son sens.

Regrettez-vous votre geste ?

P. A. : Il arrive souvent, au moment du dépôt des dossiers de demande de libération conditionnelle, que l’on demande au détenu s’il souhaite exprimer des regrets sur son acte. Si l’on dit oui, les regrets peuvent être considérés comme non sincères et exprimés pour la circonstance. En répondant par la négative, on prend le risque d’apparaître comme un détenu qui n’a pas fait son examen de conscience. Dans tous les cas, la réponse est utilisée pour justifier de l’efficacité du système carcéral. C’est la raison pour laquelle je pense que les regrets doivent s’exprimer humainement, auprès des familles des victimes, voire de nos propres familles. Les regrets n’ont rien à faire dans une décision de justice et en ce qui me concerne je ne souhaite pas en faire part dans les médias . Concernant mes actes eux-mêmes, j’ai bien sûr fait une analyse des conséquences humaines de la mort du préfet Erignac. Je fais l’amer constat de l’échec politique. Je ne renie pas mes convictions politiques mais je ne referais pas les mêmes choix.

A.F. : Nous avons assumé nos actions et notre engagement. Nous sommes conscients du drame que nous avons fait subir à la famille Erignac mais il serait maladroit aujourd’hui de nous renier pour faire bonne figure. Après, je suis un être humain, je peux comprendre que la femme et les enfants du préfet Erignac puissent nourrir une haine féroce à notre égard. Il n’en reste pas moins que ce que nous voulions atteindre, c’est l’État et seulement l’État. Pas un homme.

Y aurait-il un sens à tuer un préfet aujourd’hui ?

P. A. : Avec le recul et l’analyse que nous faisons aujourd’hui de ce qu’il s’est passé, cela ne serait évidemment pas à refaire.

A.F. : Non, je ne crois pas. On peut être des précurseurs, mais sans volonté populaire, c’est voué à l’échec. Les conditions ne sont pas réunies pour aller au bout d’une lutte de libération nationale. C’est presque devenu une idée surannée.

Militerez-vous lorsque vous sortirez ?

P. A. et A. F. : Nous pensons que la question est prématurée car nous ne connaissons pas la date de notre libération. Il faut savoir également que pour des condamnations à perpétuité, les régimes de semi liberté et de liberté conditionnelle peuvent être accompagnées d’interdictions diverses (interdiction de séjour, de communication, de réunion). Cette question est donc liée à l’endroit où seront déposées nos demandes de libération conditionnelle et rend impératif notre rapprochement en Corse.

P. A. : Il est clair, en ce qui me concerne, que je ne redeviendrai pas un militant actif au sein d’une structure, qu’elle soit politique ou syndicale. Il ne faut pas y voir l’abandon de mes convictions mais j’ai commencé ma vie militante en dehors de toute structure, avec mon cœur et mes tripes. Mon premier engagement a été de faire le choix de m’installer comme agriculteur pour exploiter une distillerie de plantes aromatiques en famille, avec toutes les difficultés que cela impliquait à l’époque. Aujourd’hui, ironie du sort, j’envisage de reprendre, en famille, cette exploitation mise en sommeil pendant des années. Et que mon fils Antone, malheureusement disparu trop tôt, avait en projet de relancer.

A. F. : Notre histoire est finie, nous approchons la soixantaine et notre souhait le plus cher est de retrouver notre terre, nos familles, nos amis et de vivre simple- ment. Nous n’avons pas la prétention de nous distinguer dans le paysage politique insulaire. Ni l’énergie de revivre un militantisme qui a été douloureux. Pour nous, c’est la fin d’un cycle.

Que pensez-vous de la représentation des forces nationalistes aux prochaines élections ?

A. F. : On a le sentiment que la lutte institutionnelle est devenue le seul chemin de lutte. Le mouvement national n’a presque plus de relais sur le terrain associatif, syndical. Au fil du temps, on constate que décision a été prise de déléguer tous les pouvoirs et l’organisation de la lutte aux seuls élus de la collectivité territoriale. Le mouvement de base est devenu une coquille vide, dépourvue de ses militants. Le déplacement de la lutte vers l’action institutionnelle a dépossédé les structures militantes de leur engagement politique et de leur volonté d’émancipation. Il est impossible, dans ces conditions, de fédérer le soutien populaire. On a pu le vérifier sur le terrain, la mobilisation en faveur des décisions votées à l’Assemblée de Corse n’a pas été portée par un élan populaire.

P. A. : le mouvement s’est construit dans la critique du système clanique. Je ne suis pas contre le principe de l’élection, mais force est de constater qu’il a pris toute la place. Pourquoi les nationalistes se sont-ils présentés aux élections du conseil départemental alors que l’on en critique l’existence même ? Pourquoi des élus nationalistes se sont-ils présentés à des élections sénatoriales ? La photographie politique est figée, alors que cela fait 40 ans que l’on se bat pour en sortir. Pourtant, on pourrait vous opposer que grâce à cela, les idées nationalistes avancent. L’assemblée à voté l’inscription de la Corse dans la Constitution, le statut de résident, la cooficialité…

P. A. : Elles avancent mais pour aller où ? Au pied du mur, j’ai envie de dire. On ne cesse de répéter « nos idées avancent ». Cela me fait penser à une vieille rengaine qu’on chantonne en ayant oublié les paroles et la signification de la chanson. Je ne serais absolument pas surpris que les mêmes qui ont adopté ces amendements retournent leurs vestes et se renient dans le futur.

A. F. : Si vous voulez un exemple, prenez le Padduc, qui en soi n’est déjà pas la panacée. Combien d’élus en respecteront la philosophie ? Combien de plans locaux d’urbanisme sont déjà devant le tribunal administratif ? On dit que nos idées avancent mais c’est faux : le bilinguisme recule, la colonisation de peuplement est flagrante, l’agriculture est moribonde.

Il y a un an et demi, le FLNC annonçait entamer un processus de démilitarisation sans aucune contrepartie, comment analysez-vous cette décision ?

A. F. : On peut comprendre, compte tenu du contexte international, qu’il soit difficile de justifier la violence politique. Elle est aujourd’hui captée par le terrorisme islamique et dans ce sens cela peut brouiller le message.

P. A. : La structure clandestine est un moyen de lutte, pas une fin en soi. L’abandon de la lutte armée aurait dû intervenir bien plus tôt, il aurait fallu faire une pause, redéfinir les fondements et les moyens de lutte. Bien des choses expliquent l’essoufflement de la structure clandestine : une incapacité structurelle à juguler les dérives affairistes de certains militants et rendent le message politique illisible, le coût de l’investissement des militants qui se compte en années de prison, entre autres. Le processus de démilitarisation arrive en bout de course, à cause d’un essoufflement humain et d’une perte de crédibilité des structures.

A. F. :Le dépôt des armes est la fin d’un processus entamé depuis fort longtemps. Il a commencé par des erreurs stratégiques successives et des choix opérationnels alambiqués. Par exemple, on n’a jamais enrayé la spéculation immobilière. Cavallo est toujours l’île aux milliardaires, l’Extrême-Sud et la Balagne sont toujours gangrenées par la spéculation immobilière. Et d’ailleurs, l’annonce du FLNC n’a interpellé que les locaux. L’État n’en a absolument pas fait cas, c’est presque considéré comme un événement anodin. Le dépôt des armes n’a été salué que par le mouvement lui-même.

P. A. : C’est resté une problématique corsocorse, comme tout le reste

Vous êtes incarcérés depuis 17 ans, depuis vos cellules, quel regard portez-vous sur la société corse ?

A. F. : Beaucoup de choses ont changé depuis notre incarcération. Le phénomène de la drogue par exemple, à notre époque, c’était inimaginable. On laisse le terrain aux bandes organisées mafieuses. On a l’impression d’assister à l’installation d’un système pré mafieux : le marché de la drogue qui s’étend, la lutte pour mettre la main sur les marchés publics, l’influence de la criminalité organisée sur l’économie. Du fond de nos cellules, on a l’impression que beaucoup de choses ont changé et pas en bien.

P. A. : On a sincèrement cru que nous pouvions être épargnés par tout cela. Il y a trente ans, les jeunes voulaient travailler. L’usage de la drogue était un tabou. Aujourd’hui, il est tombé et toutes les famille corses sont concernées. Une jeunesse qui se drogue, c’est une jeunesse qui ne revendique plus rien.

P. A. et A. F.: Le mouvement national avait investi le terrain culturel et associatif, il constituait un rempart contre ces maux que l’on retrouve dans le monde entier. Ce qui est sûr, c’est que cela traduit un mal-être certain de la jeunesse.

La jeunesse corse a-t-elle encore un avenir ?

P. A. : Je ne suis pas le mieux placé pour donner des conseils et faire la morale à qui que ce soit. Je pense que l’expérience n’est pas transmissible. Moi-même, je n’ai pas écouté les mises en garde de mon père au début de mon engagement dans le militantisme. J’estime en revanche avoir un devoir envers ces jeunes militants dont auraient pu faire partie mes enfants. Un devoir de témoignage sur un événement qui a marqué l’ensemble de la société corse. Je veux leur dire aussi de ne pas renoncer à la défense de leur terre, de leur culture .

A. F. : Il y a quand même un réel espoir. Il y a plusieurs thématiques qui peuvent faire l’objet d’une lutte de la part de la jeunesse : l’environnement, la langue, la culture. L’expérience n’est pas transmissible et c’est dommage. Il serait regrettable qu’ils reproduisent les mêmes schémas que les nôtres, ce n’est pas la bonne manière d’entamer une réelle émancipation. Je crois qu’on peut l’éviter et qu’il y a encore de la place pour une lutte idéologique.

Les idées avant les hommes .

Les nombreuses élections organisées dans l’île font-elles, selon vous, partie du problème ?

A. F. : La vie politique insulaire est rythmée par les différentes élections. Il n’y a plus que ça qui nourrisse la conscience politique de ce pays. Le clan n’a pas besoin de militants mais d’électeurs. Il semblerait que l’on prenne le même chemin. Or, l’émancipation se construit par le tissu syndical, le tissu associatif. Le fond du problème c’est que l’on a transformé les militants en électeurs. Et les nationalistes comme les autres se mettent à gérer une base d’électeurs au lieu d’être portés par leurs militants. Les mouvements nationalistes sont devenus des partis qui, comme les autres, cherchent un électorat.

P. A. : Par exemple, on a beaucoup dit que la collectivité unique était un projet nationaliste, mais avant de mettre en place une institution aux contours bien mal définis, il aurait fallu faire une pause institutionnelle. Rechercher une cohérence nationale sur des thèmes consensuels qui pourraient réunir l’ensemble des forces. Bref, mettre les idées avant les hommes… En l’état, sans cadre défi ni, c’est un peu comme si on nous avait donné un hochet pour nous amuser. Au delà du résultat comptable, on constate qu’il y a une course à la liste, une course à la place sur la liste. On noue et on dénoue les alliances à chaque mandature dont certaines sont contre nature. Au lieu d’émanciper, on aliène en plaçant les hommes au dessus des idées.

Croyez-vous au projet d’amnistie pour les «prisonniers politiques corses » ?

P. A. et A. F. : Nous ne sommes pas contre l’amnistie, mais soyons honnêtes, nous ne l’avons jamais demandée. A la veille d’échéances électorales et de façon récurrente, l’amnistie des prisonniers est réclamée par le mouvement national et présentée comme faisant partie de la résolution de la problématique insulaire. Certes, aujourd’hui, cette proposition est portée par une majorité d’élus de la CTC et relayée par nombre de conseillers municipaux. Elle reste cependant à l’état de souhait, sans faire l’objet de discussions clairement défi nies avec l’État. On s’interroge sur les réelles motivations des nationalistes et des autres élus de la CTC et sur l’opportunité de demander l’amnistie alors même que le rapprochement nous est systématiquement refusé.

Pensez-vous que les crimes de sang devraient être exclus du processus d’amnistie ?

P. A. et A. F. : Nous avons alerté les différents protagonistes qui ont rencontré la ministre de la Justice que nous n’étions pas demandeurs de l’amnistie. En tant que membres du commando Erignac, notre situation ne doit pas faire obstacle à une mesure d’apaisement généralisée et d’ailleurs non encore négociée. Nous sommes conscients que notre cas pourrait susciter un blocage et une désapprobation à différents niveaux.

Vous êtes donc plutôt favorables à une mesure de rapprochement qu’à une amnistie ?

P. A. et A. F. : En ce qui nous concerne, nous avons sollicité notre transfert à Borgu afin de préparer dans les meilleures conditions possibles notre réintégration au tissu économique et social insulaire. En mai 2017 ,ce sera la fi n de la période de 18 ans de sûreté à laquelle nous avons été condamnés, nous serons accessibles à une libération conditionnelle. Ce transfert nous a été refusé à de nombreuses reprises. Il y a quelque chose d’assez cocasse à être déclaré persona non grata sur sa propre terre. Nous posons la question : ne serait-il pas plus judicieux de demander notre rapprochement à Borgu, voire à Casabianda qui pourrait être un sas avant la réintégration à la société, plutôt que de bloquer la situation en réclamant l’amnistie ?

Pensez-vous que la mobilisation pour le rapprochement n’est pas suffisante ?

P. A. et A. F. :Cela fait 17 ans qu’on entend « prighjuneri in Borgu ! » et nous sommes toujours là. Il y a une utilisation du problème des prisonniers politiques. Et on fait le grand écart : il y a quelques mois, le rapprochement des prisonniers était un « préalable à toute discussion », aujourd’hui on a le sentiment que c’est devenu le sous problème d’une discussion de commission. On a l’impression que la question des prisonniers politiques est le seul vecteur qui permet aux mouve- ments nationalistes de se différencier entre eux. Et pendant ce temps, on laisse croire à la base militante que c’est un vrai sujet. Quel a été votre parcours en détention ?

A. F. : Il faut un gros caractère, une force morale et un équilibre pour résister à l’épreuve de la détention. Bien sûr, nous sommes privilégiés car nous avons le soutien de nos amis et de nos familles, mais c’est très difficile pour tout le monde, sur la durée. Notre parcours en détention a été long et difficile, coûteux pour nos familles. Nos proches et nos amis ont continué de nous soutenir, au prix d’un effort constant. Nous souhaitons à présent rentrer chez nous après une longue période d’exil qui a marqué nos vies.

P. A. : A la condamnation criminelle à perpétuité, s’ajoutent des conditions diffi ciles : la promiscuité avec une population carcérale à laquelle nous ne ressem- blons pas, l’éloignement des siens. J’ai fait le calcul : en 17 ans, j’ai passé 30 minutes avec ma mère. Et, en cumulé, trois mois de vie avec mon fils. Après 17 ans, nous arrivons à saturation. Ce n’est pas pour rien que dans les pays nordiques les condamnations excèdent rarement les quinze années de réclusion. Au bout de quinze ans, l’homme est récupérable, après…

Alain Ferrandi, vous avez été victime d’une agression en prison en 20005, pourquoi ?

A. F. : J’ai été victime d’une agression à Clairvaux dans la cour de promenade, ce sont des choses qui arrivent en prison, c’est un milieu violent. Ce genre d’agression peut arriver à tous les détenus.

Vos demandes de transfert au centre de détention de Borgo ont toujours été refusées, pourquoi ?

P. A. et A. F. : Nous avons essuyé une fin de non recevoir au prétexte que nous n’avions pas le profil et que nous figurions au répertoire national des détenus particulièrement surveillés (DPS). A chacune de nos demandes, on nous oppose toujours les mêmes « on ne nous a pas dit au revoir en partant » arguments : l’inscription au répertoire DPS, la fin de la période de sûreté encore trop éloignée, les risques de troubles à l’ordre public et le risque d’une évasion et le fort retentissement médiatique. Autant d’arguments que nous jugeons fallacieux et qui sont contraires aux principes du droit.

Dans le commando Erignac, vous avez des rôles particuliers : Pierre Alessandri, vous vous êtes accusé d’être celui qui a tiré sur le préfet, Alain Ferrandi, vous êtes présenté comme le leader. Pensez-vous pour cette raison être des détenus au statut particulier ?

A. F. : On peut effectivement se poser la question s’il y a une attitude particulière de l’Etat à notre égard. Mais alors pourquoi n’y-a-t-il pas de statut de prisonnier politique ? Et pourquoi certains parlent-ils d’amnistie ?

P. A. : On aspire à un rapprochement et à avoir des réponses. C’est à portée de main, il suffirait d’un geste pour nous soulager nous et nos familles. En suivant la stricte application de la loi. A moins qu’il n’y ait une volonté de vengeance de la part de l’État. Auquel cas il faut le dire. Si nos demandes de rapprochement sont inutiles, il faut le dire.

A vous entendre, on comprend que vous êtes prêts à retrouver la société. Mais l’inverse est-il vrai ?

A. F. : Nous sommes prêts. Certains membres du commando sont sortis avant nous et se sont parfaitement réinsérés. Mais on nous oppose encore et toujours que nous n’avons pas le profil pour le centre de détention de Borgo. Et encore moins pour celui de Casabianda, à cause des risques d’évasion. Casabianda c’est un tabou pour les Corses. Mais il faudrait être fou pour s’évader de Casabianda pour aller au village…

Carences et contradictions

Quelle est votre position en ce qui concerne la liste des « prisonniers politiques » dressée par l’associu Sulidarità ?

A. F.: En 2004, depuis la maison centrale de Clairvaux, j’avais tenté d’interpeller le mouvement national dans toutes ses composantes. Je pensais qu’une introspection était nécessaire, qu’il fallait pointer du doigt les carences du mouvement et ses contradictions qui, encore une fois, brouillaient le message politique. A l’époque je ciblais également le renouvellement des pratiques et des hommes, qui me semblait indispensable. On m’a opposé une fin de non recevoir, j’ai donc décidé de quitter la liste des prisonniers du Car (comité anti-répression) et je m’en suis expliqué en publiant une tribune dans Corse-Matin.

P. A. : Ce n’est un secret pour personne : aujourd’hui encore, je ne partage pas les orientations stratégiques du mouvement national. Tout comme l’ensemble du mouvement national n’a jamais cautionné les actes qui m’ont amené à être condamné. Je n’ai jamais fait de ces divergences un obstacle à mon inscription à la liste des prisonniers politiques et à l’associu Sulidarità. Je les remercie d’ailleurs pour le soutien qu’ils apportent aux familles de prisonniers. Je pense cependant qu’une association de soutien aux prisonniers ne devrait pas appartenir à un mouvement politique, mais être indépendante. La question de ma présence sur la liste ne s’est pour l’instant jamais posée de leur côté.

Qu’est ce qui a motivé votre engagement en politique ?

A. F. : Je suis né en 1960 à Bastia et comme de nombreux jeunes de ma génération, j’ai été marqué par les événements d’Aleria et la création du FLNC en 1976 . A l’époque, je participais à mes premières manifestations. J’avais le sentiment de prendre part à une prise de conscience collective, celle de la nécessité de faire revivre notre langue et notre culture. La jeunesse d’alors était très différente de celle d’aujourd’hui, c’était l’époque de la veste en velours l’hiver et du bleu de Chine l’été, pour caricaturer. Nous avions le sentiment qu’il fallait s’opposer au clan traditionnel, c’était pour nous le cancer de l’île et l’obstacle principal à une Corse émancipée et généreuse. J’ai eu ensuite un cheminement classique : le soutien au FLNC et aux différentes structures politiques de l’époque. Je me suis également engagé dans le combat syndical au sein du monde agricole, qui à mon sens a été aussi un accélérateur de conscience. Une terre qui ne produit pas ne peut pas prétendre à l’indépendance. J’ai vécu des moments intenses dans la défense de l’agriculture insulaire. Pour Pierre comme pour moi, ce n’était pas un choix innocent de s’investir dans l’agriculture. C’est significatif de notre rapport à la terre.

P. A. : Pour ma part, j’ai participé avec beaucoup de gens de mon âge au rassemblement de Corte qui a précédé les événements d’Aleria en 1975. J’étais trop jeune, à l’époque, pour en mesurer la portée mais la ferveur qui se dégageait était communicative. C’était un sentiment de solidarité, de confiance, qui n’existe plus aujourd’hui. Mon engagement s’est consolidé au fil des années, au rythme des événements heureux et malheureux. La mort de militants comme Ghjuvan’Battista Acquaviva et Stefanu Cardi, ont été des drames fédérateurs, contrairement à la mort des militants pendant la guerre fratricide. Il y a eu des moments de vives tensions, qui auraient pu dégénérer, comme les événements de Bastelica-Fesch en janvier1980 , ou un concert que nous avions organisé sur la place de l’église à Cargèse, en 1983. Du reste, c’était des événements qui étaient révélateurs d’une conscience collective forte. En ce qui me concerne, je pensais vraiment que l’on pouvait changer le mode de vie et la société.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui ?

P. A. : Non, on ne peut pas changer la société toute entière, je ne le crois plus. Avant de changer le monde, il faut pouvoir changer l’homme. Il y a cependant, peut-être, des choses à faire de manière individuelle.

Pourquoi vous être exclus du mouvement ?

P. A. et A. F. : Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, il y a eu une succession d’événements qui nous ont conduits à prendre nos distances. La mort de Robert Sozzi et Franck Muzy, les débuts de la lutte fratricide et une succession d’éléments . Durant de nombreuses années, nous avons milité au sein des différentes structures qui ont accompagné la lutte de notre peuple. Nous avons participé à la scission qui a vu naître le FLNC Canal historique. A l’époque nous voulions tourner le dos aux déviances et aux dérives affairistes, même si au bout du compte nous n’y avons pas échappé. Nous nous sommes aperçu que nous ne pouvions pas échapper à ces turbulences néfastes qui ont étouffé notre message. Vous reconnaissez pourtant avoir appuyé la séparation entre le MPA et la Cuncolta…

P. A. et A. F. : Nous avons voulu cette scission, à cause des dérives du MPA. Finalement, à la Cuncolta, nous n’avons pas échappé à la dérive et avons été frappés par les mêmes maux. C’est le signe d’une faiblesse structurelle du mouvement dans son ensemble et de son incapacité à se préserver d’éventuelles dérives. Plutôt que de faire son autocritique et d’écarter ceux qui pouvaient pourrir le mouvement, les dirigeants ont laissé les choses s’envenimer. Cela a abouti à la situation actuelle : la perte de crédibilité du mouvement et l’abandon d’un moyen de lutte.

Vous expliquez que le point de non retour a été la conférence de presse de Tralonca en 1996…

P. A. et A. F. : Il était évident pour notre secteur, que nous ne devions pas participer à la mascarade de Tralonca [Dans la nuit du 10au 11 janvier 1996 , le FLNC Canal historique organise une conférence de presse à Tralonca, en mobilisant plusieurs centaines de militants. L’organisation annonce une trêve de trois mois reconductible, et présente ses revendications, n.d.l.r.]. La conférence de presse a été l’apothéose d’une structure aux abois qui signait là sa compromission politique. On a compris à ce moment-là que nous n’avions plus rien à voir avec ça. Nous avons donc pris la décision de quitter un mouvement gangrené par un dysfonctionnement patent, incapable de définir une stratégie claire et de bénéficier d’un soutien populaire. Cela dit, il n’a pas été facile de partir. Il y avait le poids d’années d’engagement dans la balance… Après tant d’années, nous avions tout de même l’idée constante que les structures étaient un outil de combat, pas une fi n en soi. La lutte n’appartient à personne.

Vous aviez un rôle important dans le maillage nationaliste de la région Cargèse-Sagone, comment votre départ a-t-il été interprété ?

A. F. : On ne nous a pas dit au revoir en partant.

La micro région Cargèse-Sagone a été l’une des seules épargnées par la guerre fratricide, comment l’expliquez-vous ?

P. A. : Même si nous avons veillé à ce que notre micro-région ne soit pas touchée par cette logique mortifère, notre appartenance à la Cuncolta nous identifiait forcément à un groupe. Aurait-il fallu à ce moment là se retirer officiellement des structures auxquelles nous appartenions ? Je me pose la question…. En ce qui me concerne, j’ai le sentiment d’avoir échappé au pire, d’avoir été ciblé. Je me souviens avoir vu des hommes m’attendre à la sortie de chez moi, après la tentative d’assassinat qui avait visé Pierre Poggioli [En 1994 , Pierre Poggioli est la cible d’une tentative d’assassinat. Une dénonciation anonyme met en cause Alain Ferrandi, Pierre Alessandri et Yvan Colonna. Ils ont été mis hors de cause pour ces faits, n.d.l.r.]. Cet épisode n’a pris de sens qu’un peu plus tard, lorsque j’ai été placé en garde à vue pour être interrogé sur la tentative d’assassinat. J’ai le sentiment que nous avons été pointés du doigt, on a voulu faire croire que nous étions les coupables, sans doute pour déclencher les hostilités. Je ne dois ma vie qu’à la présence de mon fils, ce jour là, dans la voiture.

A. F. : Nous avons été mis en cause au moment de la tentative d’assassinat contre Pierre Poggioli, il s’agissait de toute évidence d’une manipulation orchestrée par des dirigeants pervers. Nous saluons la clairvoyance de Pierrot qui a évité de faire de nous les nouvelles victimes de cette guerre fratricide.

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