#Corse #PasdeMatchle5Mai « 5 di maghju : Nous ne pouvons pas guérir » Par Fabiana Giovaninni

Je ne suis pas guérie de Furiani.

J’étais au stade comme des milliers de Corses. Nous étions heureux depuis notre tribune ouest, toute une bande d’amis venus pour la fête.

Nous chantions, nous prenions des photos à la fois émerveillés et inquiets de cette tribune et de ces messages au haut-parleur : « Ne tapez pas du pied »… L’excitation était à son comble, les Corses étaient sûrs de revivre l’épopée de 1972*, tous caressaient le rêve de la revanche… les joueurs étaient fin prêts, cette fois l’OM ne passera pas !

Puis… l’horreur. Ce bruit sourd, toujours à mes oreilles. Comme un souffle de ferraille… les gens, nos parents, nos amis, compressés contre le grillage pour échapper au vide… et, de notre tribune, je m’entends redire : « Mais… elle est plus courte… » Autour de moi, incrédules : « c’est une planche comme tout à l’heure avant le match… »

FURIANI1992STELE

« Non, elle est plus courte… les gens… » Silence dans le stade qui commence à comprendre, les joueurs qui se précipitent pour s’écorcher les ongles à ouvrir les grillages et libérer les gens encore prisonniers de la tribune, les services de sécurité hébétés… Certains ne réalisent pas autour de moi… « tu crois qu’ils vont quand même jouer le match ? »

Et nous voilà, forcés de rester en tribune pendant un temps interminable, contraints d’assister à ce spectacle macabre, interdits de bouger pour ne pas gêner les secours, en pensant aux nôtres inquiets à la maison devant leur téléviseur. À l’époque, il n’y avait pas de portable…

Puis les premiers corps allongés sur cette pelouse qui gardent à jamais le souvenir de toutes ces souffrances, le ballet des hélicoptères, les gens hagards allant et venant en silence, comme anesthésiés… les brancards de fortune pour transporter les blessés… des scènes de guerre, pour un match de football !

Enfin, l’autorisation de quitter nos tribunes. Comme un automate, je me précipite « derrière », pour proposer de l’aide, ayant obtenu tout récemment mon BNS. Des gens cherchent à fuir le stade, jambes, bras, front en sang, des blessures superficielles, mais dans la tête un traumatisme que vous ne mesurez pas M. Thiriez ! J’arrive devant le cordon de CRS et l’amas de ferraille, indescriptible enchevêtrement de tubulures, de drapeaux bleus… et de corps emmêlés, et ce silence, assourdissant. Je ne me souviens pas d’avoir entendu de cris… On me refuse, trop de secouristes déjà sur place : « rentrez chez vous ».

Mais la nationale est bloquée pour les secours, et pas de téléphone pour prévenir la famille. Les quelques villas sur la route de Furiani ouvre leur porte pour les milliers de personnes qui font la queue pour un coup de fil de quelques secondes, malgré les lignes saturées. Après de longues heures, je parviens à dire ces mots : « tout va bien, ne vous inquiétez pas »…

Vers minuit, enfin, la route est réouverte… je ne peux pas me résoudre à rentrer à la maison, comme tant d’autres, je veux me réveiller de ce cauchemar. Il durera des mois, des années, nuits sans sommeil, point à l’estomac… Encore aujourd’hui, il me hante. Je le dis avec humilité vis-à-vis des victimes et de leur chagrin incommensurable.

Je file à l’hôpital. Là-bas aussi, le silence, pesant, les regards perdus, les gens à même le sol dans les couloirs. Pas de plaintes, pas de cris. Je me retrouve aux côtés des joueurs et de l’entraîneur du Sporting pour donner mon sang, pas de mots, les gorges sont nouées, l’air ne semble pas rentrer dans nos poumons. Personne n’ose se regarder, on a laissé quelque chose de notre âme ce soir-là à Furiani.

Et les semaines qui vont suivre seront encore bien plus pesantes. Les enterrements qui se succèdent, insupportables, l’extrême douleur des familles, dignes, et toujours ce même silence. Les bus, les bâtiments de la ville en deuil, les rues elles aussi silencieuses, et cette culpabilité si lourde, si injuste à porter, d’avoir osé rêver…

Que dire des victimes, de leur souffrance, moi qui ne suis qu’un simple témoin… Je ne suis pas guérie de Furiani M. Thiriez.

Fabiana Giovannini

* En 1972, Bastia finaliste de la coupe de France échoua contre l’Olympique de Marseille. Ce 5 mai 1992, nous retrouvions l’OM en demie finale de cette même coupe de France.

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