La question de la réforme se pose en Corse à la fois de manière spécifique et en interaction avec le fameux « Acte III » de la décentralisation conduit par le gouvernement au plan national.
Dans le prolongement de la réforme voulue par Nicolas SARKOZY en 2010, que l’opposition socialiste pourfendait à l’époque, le plan gouvernemental, visant à substituer la compétitivité des territoires à leur égalité, la « gouvernance » à la démocratie, avec la réduction de la dépense publique comme critère principal de gestion, met, en réalité, un terme au processus de décentralisation engagé en France dans les années 1980 et accélère la mise en place de l’État néolibéral.
Cette logique animant le processus national n’est pas absente –et je le regrette – de la réflexion menée en Corse.
C’est pourquoi, si l’on peut trouver dans ce projet, surtout après les correctifs apportés lors des ultimes réunions du comité stratégique et de la commission, des dispositions tout à fait acceptables, d’autres me semblent contraires à un réel approfondissement de la décentralisation, et l’ensemble appelle de sérieuses réserves.
Je suis hostile à la réforme de l’organisation territoriale menée par le gouvernement au plan national.
Non seulement parce qu’elle est menée de façon autoritaire et chaotique, mais surtout, sur le fond. La réforme menée par les gouvernements socialistes va dans le même sens que la loi SARKOZY qui marquait déjà une régression démocratique et constituait une menace contre l’intervention publique locale : division par deux du nombre des régions, suppression des conseils généraux –même s’il faut relever le virage à 180° du Premier ministre sur ce sujet, puisqu’après avoir proposé leur suppression, il leur reconnait finalement une utilité en milieu rural- intercommunalité repensée, suppression de la clause générale de compétences, ponction de 11milliards d’€ sur les collectivités…Bref, en empêchant les départements et les régions de mener librement leurs politiques et en asséchant leurs ressources, on sape les fondements de la décentralisation. Que l’on m’explique comment la diminution du nombre d’élus et l’éloignement des citoyens des centres de décision ne feraient pas régresser la démocratie !
Le processus de décentralisation démocratique inauguré après la victoire de la gauche en 1981 se trouve brutalement stoppé. Nous ne sommes plus dans la dynamique décentralisatrice qui promouvait les « droits et libertés des communes, départements et régions » dans le but de rééquilibrer le territoire autour des notions de compensation et de solidarité. La concurrence et la polarité ont supplanté la solidarité et l’égalité.
Quel est le mobile profond de ce « big-bang » annoncé, sinon la mise en place de l’État néo-libéral ? La réduction de la dépense publique vise à baisser le niveau de participation des entreprises au financement de notre modèle social.
Ainsi, logique économique, réforme institutionnelle et organisation territoriale, concourent à un même projet de société et la réforme territoriale est le pendant de la refondation sociale du MEDEF, dessinant une nouvelle architecture –intercommunalités/régions/Europe- construisant un État défendant les intérêts de l’oligarchie financière.
La réforme nationale impacte la Corse, que le redécoupage régional, avec la création de grandes régions, risque de marginaliser. Dans un environnement de « géants » formatés pour la compétition économique, la Corse a besoin à la fois d’augmenter sa capacité d’action, c’est-à-dire ses compétences et ses ressources, et de voir se renforcer la solidarité nationale. C’est pour cela que, pour ma part, j’ai voté favorablement son inscription au titre d’un article spécifique dans la constitution, afin que soit prise en compte son unicité dans l’organisation territoriale française tout en l’arrimant solidement à la République.
Oui, la nécessité d’un statut particulier est reconnue depuis plus de trente ans ; sans doute certaines limites du statut actuel ont-elles été mises en évidence et appellent un approfondissement, la recherche d’une meilleure maîtrise des compétences.
Cependant, ce n’est pas en reprenant le schéma de pensée dominant à l’œuvre au plan national- logique d’austérité et recomposition territoriale autour de la région et des intercommunalités, affaiblissement des communes, suppression des départements, constitution d’exécutifs forts- que l’on progressera.
Tout d’abord, je regrette que, pour des motifs de calendrier, on ait choisi la procédure la moins démocratique, ne voulant s’embarrasser ni de l’accord des deux autres collectivités ni, encore moins, de l’avis du peuple.
Car le simple consentement à « faire savoir au législateur » que la CTC est favorable à une consultation des électeurs ne vaut pas engagement de l’organiser.
Au-delà de cet aspect –fondamental- je veux redire ici mon opposition au recul de la représentation démocratique entrainé par la suppression des départements.
À l’instar de la réforme « nationale » et comme on tend à le faire dans d’autres pays européens, nous nous trouvons en face d’une tentative de réduction du nombre de collectivités; en tant que républicain, en tant que démocrate, je ne puis cautionner l’idée qu’il faudrait réduire le nombre de représentants du peuple car la démocratie serait un luxe hors de notre portée. Le rapport ne fait pas la preuve que les départements sont devenus inutiles et que la coexistence de trois niveaux d’administration est inefficiente. On pourrait aisément démontrer le contraire, qu’il s’agisse de l’aide sociale, de la jeunesse ou encore de la prévention et de la lutte contre les incendies. Personne ne peut croire que la suppression des départements ferait disparaître en même temps les besoins des habitants. Ou que ces besoins seront mieux pris en compte par la fusion en une seule collectivité de gestion. On sait parfaitement que la réorganisation ne produira pas les économies escomptées, sauf si elle s’accompagnait d’une moindre prise en compte de la précarité, de la pauvreté, de la situation sociale créée par la crise ; lorsque je lis, à la page 26 du rapport, à propos de l’ « effet de ciseaux » entre accroissement des dépenses sociales à caractère obligatoire et l’évolution des dotations d’État censées les couvrir, qu’un audit « devrait déboucher, le cas échéant, sur une modification des modalités de financement de ces charges qui n’ont pas à obérer le budget de la nouvelle collectivité » , je suis en droit de m’interroger et même de m’inquiéter quant à l’avenir de l’aide sociale.
On voit bien que ce n’est pas la réorganisation territoriale, doublée d’une baisse drastique des dotations aux collectivités qui permettrait aux Corse de vivre mieux, aux chômeurs et aux jeunes de trouver un travail, à chacun d’avoir des perspectives de vie digne dans ce pays.
Cela étant, bien que n’étant pas a priori favorable à la suppression des conseils généraux, j’aurais pris acte avec intérêt de leur position si la procédure prévue à l’article L.4124-1.-I du CGCT avait été suivie et avait abouti à trois délibérations concordantes ; non seulement cela n’a pas été le cas, mais en outre les Conseils généraux viennent de manifester leur opposition au processus tel qu’il est engagé si bien que l’on se retrouve aujourd’hui dans la situation où une collectivité –fut-elle la plus importante de l’île- décide, seule, du sort d’autres collectivités sur lesquelles elle n’a pas de tutelle. Je croyais que l’ère des mariages forcés était révolue !
Les options d’organisation institutionnelle qui nous sont proposées ont des conséquences qui me paraissent contraires à l’approfondissement du caractère démocratique de nos institutions :
– La personnalisation du pouvoir en premier lieu
L’accroissement du rôle des exécutifs est une tendance que l’on retrouve ailleurs dans les tentatives d’implantation d’un pouvoir libéral en Europe. Les versions précédentes du projet allaient jusqu’à prévoir d’une part, l’élection du Président de la Collectivité de Corse en premier lieu, avant celle du Président de l’Assemblée, alors même que l’Exécutif procède toujours du délibératif ; d’autre-part, la possibilité de désigner des conseillers exécutifs en dehors de l’Assemblée. Dans cette veine, les prochaines étapes seraient sans doute l’élection du Président au suffrage universel direct et, s’il le fallait, des gouvernements dits « techniques »… ? Fort judicieusement ces dispositions ont été retirées, mais il reste qu’avec les transferts de compétences des départements, le nouveau Président se trouverait à la tête d’une machine énorme et complexe et d’un pouvoir dont le contrôle serait affaibli. C’est même lui qui contrôlerait, en quelque sorte, l’Assemblée puisqu’il pourrait suspendre une délibération denla chambre des territoires « qu’il jugerait contraire aux intérêts de la collectivité de Corse ou aux délibérations de l’Assemblée » ! Cette confusion des pouvoirs paraît vraiment bien étrange ! Tout aussi troublante l’option selon laquelle un conseiller exécutif présiderait l’Établissement public « territorial » qui, pourtant délibèrerait sur délégation de l’Assemblée !
– L’affaiblissement de l’organe délibérant, ensuite
L’exigence d’efficacité envers les exécutifs ne doit pas s’accompagner de la minoration de l’activité « délibérative » et d’un recul démocratique ; au contraire, le renforcement de la capacité d’action de l’exécutif doit avoir pour corollaire la liberté et l’autonomie du délibératif ainsi, d’ailleurs, que de l’organe consultatif.
Dans ses fonctions d’élaboration des décisions et de contrôle de l’exécutif, l’Assemblée doit être renforcée et certaines dispositions vont dans ce sens : proposition de délibération déposée par un ou plusieurs groupes de conseillers, autorité fonctionnelle du Président sur les services et ordonnancement du budget. À l’inverse, d’autres dispositions sont de nature à réduire l’importance de l’organe délibératif.
Au premier chef, les modalités de fonctionnement de la chambre des territoires, le nombre et la nature des affaires qui leur seraient déléguées risquent fort d’ « atomiser » les travaux de l’Assemblée. Si, réellement, il fallait renvoyer un nombre important de dossiers au niveau « territorial », autant laisser en place les actuels conseils généraux !
Ensuite, le renforcement du rôle de la Commission permanente, qui se verrait déléguer des affaires « d’intérêt régional » et viendrait « alléger » encore plus les travaux en séance publique, après les délégations « territoriales » et les délégations au Conseil exécutif. Une telle Commission permanente instance de délibération a sa place dans une assemblée où pouvoirs exécutif et délibératif coïncident (le Conseil Général évidemment !) plus que dans une collectivité à pouvoir « bicéphale » comme la CTC où les délégations se font de l’Assemblée vers le Conseil Exécutif.
1Selon l’une des options en débat, 5 conseillers composeraient donc la Commission permanente et traiterait des affaires « régionales », 19 conseillers siègeraient dans la chambre des territoires et auraient à connaître des dossiers « infrarégionaux » et les 29 Conseillers restants seraient saisis uniquement du reste (qui n’aurait pas, bien sûr, été délégué au Conseil exécutif…) ; bref, en fait sinon en droit, on aurait bien des conseillers de rang différent, ce qui ne me parait pas un progrès du point de vue de l’égalité de la représentation démocratique.
– La paradoxale « départementalisation » de l’institution régionale, enfin
Le « caractère hybride » de l’organisation territoriale actuelle justifie, selon la commission, l’institution d’une collectivité dite « unique ». Pourtant, l’architecture proposée comporte elle-même une bonne part d’ « hybridation ». On vient de le voir avec les conseillers « résiduels ».
Ce n’était sans doute pas le but, mais à l’arrivée on doit constater qu’avec d’une part la Chambre des territoires, d’autre-part la promotion de la Commission permanente, on rompt l’unité de la Collectivité Territoriale, qui fait jusqu’à présent sa force et on recrée, en fait, une sorte de « départementalisation ».
Non seulement cette réforme ne constituerait pas un progrès démocratique mais elle ne répond pas à la plupart des objectifs annoncés : cohérence et lisibilité, justice et équilibre, efficacité.
Je veux bien admettre que l’on parvienne à une certaine homogénéisation des politiques (encore que la « coordination » des EPCI par la Chambre des territoires puisse apparaître comme une recentralisation).
À l’inverse, je ne suis pas du tout convaincu que l’on gagnerait en lisibilité.
Or, simplicité des institutions, lisibilité des processus décisionnels, répartition claire des compétences entre organes, sont une exigence démocratique fondamentale.
La Collectivité territoriale de Corse, espace civique ancré dans l’imaginaire collectif, doit conserver cette simplicité qui fonde en grande partie sa légitimité aux yeux du peuple Corse.
La représentativité de l’ensemble des sensibilités politiques est une condition fondamentale de la validité de toute réforme. L’Assemblée de Corse n’aurait pu jouer son rôle majeur dans l’approfondissement de la démocratie locale, réussissant à produire des consensus sur des sujets autrefois clivants, sans un mode de scrutin permettant l’intégration de courants minoritaires. Le mode de scrutin par territoires tel qu’il était envisagé dans une version précédente ne garantissait pas la juste représentation des sensibilités politiques, critère principal de la démocratie.
Le deuxième collège a été écarté pour l’Assemblée de Corse, mais on en retrouve une application au niveau de la chambre des territoires. Qu’on le veuille ou non, une partie des décisions incombant à la Collectivité de Corse ne sera plus prise par ses élus et le Président de la chambre pourrait fort bien ne pas être un conseiller de Corse. J’y vois une dégradation de la juste représentation des sensibilités politiques ainsi qu’un effritement de la force que notre Assemblée tire de son unité.
Au total, je ne vois donc pas, dans ce projet, les éléments d’amélioration de la lisibilité, de la clarté, de la simplicité qui sont le socle d’une organisation politique durable
« La France –dites-vous- est à l’heure de la réforme. Les citoyens la demandent et l’espèrent ». Je pourrais partager cette conviction mais je ne suis pas sûr que nous parlions des mêmes attentes et des mêmes espérances.
Je ne suis pas un « conservateur », un « Étatiste », un « centralisateur » et la réforme institutionnelles ne me fait pas peur à condition qu’elle favorise un renouveau démocratique, un tissu démocratique dense, une action publique harmonieuse sur le territoire, avec des assemblées réellement représentatives et dotées de ressources suffisantes. « Le débat territorial contemporain –je cite mon ami Roger MARTELLI- n’est pas entre l’immobilité et le changement, mais entre deux conceptions antagoniques du changement ».
J’ai entendu certains collègues déclarer qu’ils adhéraient au projet de réforme, en cohérence avec leur vote favorable lors du référendum de 2003 ; je revendique la même cohérence, et de même qu’avec mes amis nous nous étions prononcés contre le projet SARKOZY, nous n’apporterons pas notre soutien à un projet qui, selon nous, va dans le même sens.
En conclusion, quelques mots sur le millefeuille administratif : je ne suis pas sûr qu’il disparaisse aux yeux des gens et à l’usage … on verra et chacun appréciera.
Par ailleurs, on lit ça et là, même dans la prose gouvernementale, qu’il faut, comme en Allemagne, créer des « Länders ». Est-ce le bon exemple ? Assurément non, et au fait, sait-on ici, combien y-a-t-il de strates en Allemagne ? Plus ou moins qu’en France ? Ce qui est sûr c’est qu’il y a moins de communes. Est-ce l’exemple à suivre ?
Pas forcément. Il y a, dans notre pays et ici aussi, des personnes qui tiennent à l’histoire de France et à 1789 par exemple – de ses enseignements – Nous ne pouvons pas sacraliser l’Histoire mais en tenir compte. Liberté, Egalité, Fraternité : ce n’est pas rien et ces mots-là doivent continuer à vivre – Même à travers les réformes – sans toujours prendre des exemples ailleurs, comme si n’existait pas un certain « génie français ».