Dans des années d’ici, « Orphelins de Dieu » apparaîtra sans doute comme une longue nouvelle d’une série dont le meilleur est encore à venir.
On la rangera sûrement sur l’étagère de la bibliothèque entre Conrad et Borgès. Dans un futur immédiat cependant, et en attendant une reconnaissance extra muros et des traductions qui ne sauraient tarder, le lecteur corse méditera sur ce récit, qui pour être imaginaire et ne « porter aucun message », trouble déjà les plus prosaïques.
Assurément, Biancarelli n’a pas cherché à perpétuer le mythe qu’illustre jusqu’à la nausée nos dépliants touristiques ni à renouveler la couleur locale du bon sauvage dans cette histoire qu’il situe vers la fin du romantisme européen. Ce travail de démystification commence par une lecture géographique rare. Le lecteur qui attend des références toponymiques en est pour ses frais : rien pour distraire son attention et le détourner de l’essentiel par des précisions de terroirs auxquelles nous sommes tous très attachés. En revanche, il y a là une intrusion du fait géographique comme déterminant du récit ; Yves Lacoste y verrait sans doute une proximité avec Julien Gracq !
Car surgit sous les yeux du lecteur un paysage monumental qui écrase l’homme, le domine, et, que les adversaires du « déterminisme géographique » nous pardonnent, le façonne depuis le néolithique. C’est un pays qui tue par la fièvre et la maladie, par le froid et la chaleur, par les accidents climatiques, par l’usure bestial du travail abrutissant,c’est exactement l’image inverse du paradis exotique…
Et le littoral subit ici les mêmes allusions péjoratives que celui de la Phénicie avant la conquête d’Alexandre. Comment échapper à ce poids de la géographie physique et sociologique quand « là-haut » dans la montagne règne un entrelacs de familles-tribus à l’humanité problématique, dans ces villages de piémont, communs au monde méditerranéen et dont les masures surpeuplées jettent leur surplus de bouches voraces et de bras musculeux à l’assaut de tout ce dont le bas peut regorger ! Ajoutons-y une horrible guerre d’usure qui dure plus longtemps que la conquête de l’Algérie et même que celle de la Gaule par les Romains !
L’envahisseur ne dispose pas seulement de moyens militaires, il a pour lui le temps, le choix des armes, dont la moins meurtrière n’est pas la séduction de l’argent et de la corruption ! Un siècle de ce régime féroce ramène une société en voie de développement à l’âge des cavernes et tue l’espoir… Mais dans le même temps naît le mythe de l’âge d’or : c’est désormais utopie contre utopie comme aurait pu le dire Cioran !
Biancarelli renvoie tout le monde dos à dos, si on se contente de le lire au premier degré. Comme Giono et bien d’autres avant lui, il règle ses comptes avec son âpre pays !
Mais l’histoire,si j’ose dire, ne s’arrête pas là ; la puissance du récit fait éclater son cadre géohistorique. Autrement dit il s’agit d’une intrigue transposable à l’infini, littéralement métaphysique . Vénérande et L’Infernu apparaissent comme les deux expressions interchangeables de la même humanité que seules déterminent les circonstances, quelque chose qui évoque irrésistiblement le personnage de Tadeo Isidoro Cruz de l’Aleph .
Et ce conteur « régionaliste », sorte de La Varende sombre, fait enfin pénétrer son terroir dans l’ univers infini de la littérature.