C’était en 1978. Jean Luc Chiappini, nouveau maire de Letia, venait de réceptionner le logement que la commune avait réhabilité à la Casa Cumuna. Je venais d’être nommé comme enseignant au collège de Vicu, et nous étions ses premiers locataires. Nos passions étaient alors intactes, pour la Corse, pour l’intérieur, et pour cette magnifique région du Pumonte qui unit les populations depuis le pont du Liamone jusqu’à Osani. Nous avions partagé nos rêves. Ils sont désormais brisés. Comment comprendre que l’on soit arrivé en 35 années à un tel désastre ?
Il en est des tueurs de Jean Luc Chiappini comme de ceux de Jacques Nacer ou Antoine Sollacaro. Le mystère de leur acte est tout aussi pesant, et la population reçoit avec une inquiétude grandissante le message qu’il propage : un milieu sanguinaire s’est abattu sur la Corse, et il en détruit peu à peu le tissu social tel une tumeur cancéreuse.
Ses ravages aspirent un nombre incalculable de destins dans une spirale mortifère. Il y a ceux qui en sont les victimes, commerçants rackettés, entreprises mises à l’amende, honnêtes gens placés sous la pression délinquante. Mais il y a aussi ceux qui entrent, très jeunes, moins de vingt ans le plus souvent, dans la nébuleuse délinquante, pour un peu de drogue, pour une arme ou de l’argent qui donnent l’illusion du paraître, jusqu’à finir détruits par la drogue, ou bien traqués puis tués dans des règlements de comptes. Comment dire le calvaire de leurs environnements familiaux qui vivent des instants épouvantables avant de finir par porter le deuil de leur enfant ? Le bilan social est désastreux pour la Corse.
Le bilan économique ne l’est pas moins. Avec la mort de Jean Luc Chiappini, c’est une nouvelle fois un responsable élu qui est victime des balles des tueurs. Jusqu’où vont leurs ramifications ? Les Corses entreprenants, cette « ressource humaine » qui doit mener le développement économique auquel le peuple corse aspire, ne peuvent qu’être inquiets de cette réalité. Combien d’entre eux renoncent à leur île ? Qui chiffrera en emplois et en richesse économique le manque à gagner causé par le banditisme rampant sur le tissu économique de la Corse ? Se débarrasser du banditisme est devenu un défi pour le développement économique de la Corse.
Le bilan politique est évidemment tout aussi préoccupant. C’est sans doute un concours de circonstances, mais il est significatif : l’assassinat de Jean Luc Chiappini est intervenu le jour-même du débat au cours duquel l’Assemblée de Corse devait délibérer en faveur de la co-officialité de la langue corse. Sous le coup de l’émotion, le débat a dû être ajourné, et l’avancée politique que nous espérions a été renvoyée à plus tard. A delà de ce symbole, il n’y a pas seulement une interrogation fondamentale sur la classe politique, sur sa capacité à résister et à endiguer un phénomène qui manifestement la dépasse, et qui menace de la corrompre. C’est aussi un défi lancé à l’essentiel : quelle confiance peut-on avoir dans l’avenir de notre société corse ? Ce défi est avant tout lancé au mouvement nationaliste dont la raison d’être est justement de restaurer la confiance du peuple corse en son propre destin.
Au lendemain d’Aleria, la jeunesse vivait dans un « rêve corse ». Il y a eu la part de romantisme, d’excès, de temps gaspillé. Mais il y a eu aussi cette part de générosité qui a galvanisé une génération entière, celle qui aujourd’hui assure les succès politiques du mouvement national. Toutes ces avancées résisteront-elles aux conséquences sociales, économiques et politiques du climat délétère créé par le banditisme en Corse ? De quoi peut bien rêver la jeunesse corse en 2013 ? Comment lui redonner l’envie de participer au projet national du peuple corse ?
Dans les mois à venir, il faudra tout à la fois lutter contre le banditisme, et ré-enchanter le projet national du peuple corse. C’est même là l’essentiel, pour faire en sorte que la jeunesse se détourne des appâts de l’argent facile, et se consacre à la reconstruction d’une nation historique au cœur de l’Europe.
François ALFONSI