#Corse – Yves Manunta pour la mémoire

Le nationaliste corse, déjà victime d’une tentative d’assassinat en 1996, puis d’une autre en 2011, autour de laquelle sa femme et sa fille avaient été blessés, a finalement été abattu le 10 juillet dernier. Sans doute les suites d’une querelle qui est née lors de l’affaire de la SMS. Retour sur un épisode de plus de ce qu’il appelait « le chaos corse ».

Le 9 juillet dernier, Yves Manunta, 50 ans, a vécu la dramatique confirmation de ce qu’il annonçait, en novembre 2011, au lendemain de la tentative d’assassinat qui l’avait visé, lui, sa femme et sa petite fille. « Suite aux affrontements des années quatre-vingt-dix, l’atomisation des mouvements clandestins a renforcé les bandes dites de droits communs » avait-il déclaré à Corsica (n° 147, décembre 2011). « Ce mélange des genres a contribué à alimenter aussi bien le mythe du clandestin que celui du voyou. Concernant la nouvelle vague de violence, je maintiens que cela est lié à d’autres phénomènes qui conduisent des jeunes de 20 ans à penser qu’exterminer une famille peut se justifier ». Honnête, il ajoutait : « Dans toute violence, il existe des germes de dérive. J’ai moi-même été mêlé aux affrontements fratricides, aujourd’hui on récolte le fuit de nos erreurs. Je ne renie pas mon passé, j’en assume la responsabilité au même titre que mes ennemis de l’époque. »

Et si, pour la première fois, il avait pris le risque de s’exprimer, ce qu’il n’avait pas fait en 1976 après la première tentative d’assassinat qui l’avait visé, c’est que, cette fois, les assassins avaient visé sa femme et sa fille, qui avaient été blessées. Et si, en 1976, il n’avait pas voulu reconnaître les hommes qui lui avaient tiré dessus, cette fois, il l’avait fait, en s’appuyant sur le témoignage de sa fille. Une attitude qui ne pouvait que renforcer la hargne de ses ennemis, au demeurant assez nombreux. Et les inviter à « finir le travail ». Tout cela Manunta le savait. Il était parfaitement conscient que sa vie était toujours en danger même si l’horreur de la tentative de novembre 2011 pouvait reculer l’échéance. Alors, il continuait à « vivre » presque normalement. En se rendant chaque jour à son travail, et en rentrant tous les soirs chez lui. Alors que tout le monde connaissait les deux adresses et qu’il ne circulait même pas armé. Le tout avec une sorte de fatalisme qui l’empêchait de quitter la Corse comme lui avaient conseillé de le faire plusieurs de ses amis. Il s’était contenté de rechercher certains appuis qui, visiblement, ne lui ont pas été accordés puisque Manunta était finalement bien seul. À la merci de ses ennemis.

Le 9 juillet, peu avant 17 h 30, les tueurs qui étaient deux, voire trois ou quatre, l’attendaient dans le bas de la rue Rossi, qu’il empruntait pour rejoindre son domicile quelques centaines de mètres plus haut. Lorsqu’Yves Manunta est arrivé sur son scooter, en ralentissant avant d’emprunter le virage en épingle débouchant sur la pente raide de la rue Rossi, il a été pris en tenaille par au moins deux tireurs. Sans doute d’abord stoppé par un tir de chevrotine avant d’être arrosé au pistolet-mitrailleur Uzi. Deux armes qui allaient être retrouvées un peu plus tard dans un véhicule utilitaire, en partie incendié, un peu plus loin, les enquêteurs récupérant également, sur place, un scooter T max volé quelques jours plus tôt. Quand à Yves Manunta, touché au thorax par plusieurs balles, il décédera pendant son transport à l’hôpital de la Miséricorde d’Ajaccio.

À en croire ce qu’avait déclaré Manunta en novembre 2011, ses ennuis ont commencé lorsqu’il a quitté la SMS, la société de sécurité qu’il avait fondée avec son ami d’alors, Antoine Nivaggioni. Les deux hommes, qui habitaient le même quartier d’Ajaccio, se connaissaient depuis l’enfance. Tous les deux étaient issus de milieux relativement modestes. Le père de Manunta était ouvrier, celui de Nivaggioni épicier. Après un BEP administratif et divers petits boulots, Manunta était devenu agent de sécurité. Nivaggioni, lui, après avoir passé son bac à l’âge de 17 ans, avait repris l’épicerie de son père et en avait fait une des meilleures affaires de la ville. Associé à Noël Andreani, assassiné, lui aussi, en juin 2009, il allait monter une biscuiterie. Puis un restaurant avec Alain Orsoni. En 2000, les deux amis que la guerre entre nationalistes avait rapprochés, même si Manunta faisait partie de l’ANC de Pierre Poggioli, et Nivaggioni du MPA d’Alain Orsoni, décident de s’associer pour reprendre et développer la SMS. Au début, tout se passe bien. La SMS va passer de 80 à 350 salariés, en obtenant le marché de surveillance de l’aéroport d’Ajaccio, puis celui d’autres aéroports continentaux. Les excellents rapports qu’Antoine Nivaggioni entretenait avec la chambre de commerce et d’industrie de Corse-du-Sud, où siègent nombre de ses anciens amis du MPA, vont faciliter les choses.

En 2004, pourtant, cela commence à aller mal. Nivaggioni confond son propre argent avec celui de la SMS et « tape » dans la caisse. Dans un premier temps, Manunta ferme les yeux, mais finit par prendre de plus en plus mal ces pratiques qui finissent par pénaliser l’ensemble de l’entreprise. Antoine, lui, semble inconscient. Plus tard, lors de sa cavale, après les accusations de la JIRS (Juridiction Inter Régionale Spécialisée) qui lui reproche un détournement de 2, 5 millions d’euros, il confiera à ses amis : « Je devrais plutôt être inculpé de connerie pour avoir tout fait passer par mon compte. »

En attendant, Manunta a de moins en moins confiance en Nivaggioni. Outre ses « malversations » financières, il lui reproche ses rapports trop étroits avec certains policiers locaux ou continentaux des Renseignements généraux. Des accusations qui seront en partie démontrées par les écoutes réalisées durant l’enquête sur la SMS, la « cerise sur le gâteau » étant la classification « secret défense » de certains rapports policiers relatifs aux activités de Nivaggioni. Un « secret défense » qui ne sera même pas levé pour le juge d’instruction chargé du dossier. Et qui poussera Manunta à penser qu’Antoine « a rendu de gros services ». Même si ce dernier affirmera que ses rapports avec les policiers s’inscrivaient « dans le cadre de relations professionnelles et publiques ». En tout cas, après une violente dispute (Manunta ira jusqu’à menacer Nivaggioni avec une arme) les deux hommes décident de se séparer. Entre temps, Yves Manunta a cherché en vain des appuis du côté de la chambre de commerce, notamment auprès de Francis Pantalacci, futur mis en examen dans l’affaire SMS. Visiblement, il y a deux camps : Manunta d’un côté, de l’autre Nivaggioni et ses amis. Lorsque Manunta fonde sa propre société de sécurité, la SMN, en laissant la sécurité des aéroports à Antoine, il est mis à l’index. Voire plus.

En 2007, après une première descente à la SMS, des perquisitions et des saisies de documents comptables, c’est le fameux coup de filet qui allait entraîner l’arrestation d’une dizaine de personnes, dont le président de la chambre de commerce et d’industrie de Corse-du-Sud, Raymond Ceccaldi. Antoine Nivaggioni, lui, s’est mis en cavale. Officiellement, l’opération de la JIRS a été lancée sur la base d’un renseignement anonyme. Elle se conclut par des poursuites pour « abus de biens sociaux, escroquerie, présentation de comptes inexacts », et même « association de malfaiteurs ». Des accusations qui, au cours de l’instruction, vont largement se dégonfler, le dossier se bornant finalement à une grosse affaire d’abus de bien sociaux bien classique. Mais Nivaggioni et ses amis sont persuadés que c’est Manunta qui a alimenté la police, ce qu’il nie avec véhémence en affirmant : « Si j’avais voulu régler mes comptes avec Antoine, j’aurais parlé de dossiers bien plus graves ». Peu importe, la rumeur va circuler et s’amplifier.

En attendant, Manunta, de plus en plus isolé, tout en prenant de plus en plus de précautions pour se protéger, va se voir plus largement concurrencer dans le domaine de la sécurité. Ainsi, Noël Andreani, un ami d’Antoine Nivaggioni, a monté une boîte de sécurité qui, en baissant ses prix, veut concurrencer Manunta. Il n’y parviendra que partiellement, avant d’être abattu, en juin 2009. Un règlement de comptes que Nivaggioni mettra sur le dos de Manunta, de même qu’une tentative d’assassinat sur Francis Pantalacci qui a eu lieu dans le même temps. Des accusations renforcées par le fait que Manunta a été entendu, mais innocenté, dans les dossiers Andreani. Son ADN ayant, par ailleurs, été retrouvée sur le casque de la personne accusée d’avoir voulu préparer l’assassinat de Pantalacci (finalement condamné pour détention d’arme et association de malfaiteurs). Pour l’ADN, Manunta a une explication que les policiers vont croire, mais pas Nivaggioni et ses amis. D’autant qu’ils ont recueilli les confidences d’une personne « mouillant » Manunta sur ces affaires. Confidences qu’ils ont fait partager à un certain nombre de personnalités ajacciennes (voir Corsica n° 134 de novembre 2010). À cette époque, Nivaggioni affirmait qu’il ne voulait pas se venger mais isoler ses ennemis. Dont Manunta. C’est en tout cas ce qu’il nous avait déclaré après la tentative d’assassinat qui l’avait visé, en mai 2010. En affirmant qu’il ne réglerait ses comptes avec Manunta que lors du prochain procès de la SMS. Il ne pourra le faire puisqu’il sera assassiné en octobre 2010. Une affaire que les amis de Nivaggioni ne mettront apparemment pas sur le compte de Manunta, mais sur celui d’autres personnes.

Pourtant, les comptes vont tout de même se régler lors du procès de la SMS, en mars 2011, au terme duquel Manunta, mis en examen, sera finalement relaxé. Son défenseur, Me Mariaggi, se lançant dans un véritable réquisitoire contre Nivaggioni et ses amis qualifiés « d’indicateurs de police », voire de « barbouzes ». Et Me Sollacaro, avocat de Nivaggioni et de certains de ses amis, affirmant que Manunta était l’indicateur de police de l’affaire SMS. Un indicateur doublé d’un assassin, puisque son ADN avait été retrouvé sur le casque de l’homme qui planquait devant le domicile de Francis Pantalacci. Ce que Manunta va prendre pour un véritable appel au meurtre.

Tout cela avant le Sollacaro et la tentative qui a visé Manunta, sa femme et sa fille. Tentative pour laquelle, Marc et Dominique Pantalacci, les deux fils jumeaux de Francis Pantalacci, ont été mis en examen et incarcérés. Il semble d’ailleurs, si ce sont bien eux les tireurs supposés, ce qu’ils nient, qu’ils n’étaient pas les seuls à en vouloir à Manunta puisque deux autres personnes, Alain Lucchini et Toussaint Gistucci, ont été mis en examen pour « association de malfaiteurs et complicité » sur la base d’écoutes réalisées au domicile d’une tierce personne. Mais le fait qu’ils aient été laissés en liberté indique que le dossier ne « tient » guère et que le fait qu’ils auraient, peut-être, au cours d’une conversation décousu, envisagé de « liquider » Manunta, sans le faire, ne permet pas de les compromettre sérieusement dans le dossier de la tentative d’assassinat. Cela prouve, en tout cas, que Manunta avait beaucoup d’ennemis à Ajaccio. Une « mauvaise mayonnaise » qui a malheureusement conduit à son élimination le 10 juillet dernier.

Quelques minutes après l’assassinat, la police interpellait, avenue impératrice Eugénie, un jeune Corse d’origine maghrébine grièvement brûlé, vraisemblablement alors qu’il tentait d’incendier l’un des véhicules utilisé par les tueurs. Neuf jours après les faits, transporté d’urgence à Marseille où, vu son état, il a été plongé dans un coma artificiel, il n’avait toujours pas été entendu par les policiers de la JIRS de Marseille chargés de l’affaire. Faisait-il partie du commando qui a tiré sur Mununta ? C’est probable, comme il est probable qu’il le niera en soutenant qu’il était juste là pour brûler le véhicule utilitaire des assassins… On ne sait pas grand-chose de lui, si ce n’est qu’il a déjà été condamné pour port d’arme, mis en examen dans une affaire de stupéfiants et de cache d‘armes. Un dossier où les deux jumeaux Pantalacci avaient également été mis en cause à partir de leur ADN. Des jumeaux possédant le même ADN, la justice qui n’a pu déterminer si c’était l’un ou l’autre qui avait eu accès à la cache d’arme, les a mis hors de cause.

En tout cas la proximité du jeune brûlé avec eux laisse à penser qu’ils faisaient partie de la même bande. Ce qui, pour l’instant, n’apporte pas grand-chose à l’enquête, même si les policiers, au lendemain de l’assassinat, semblaient optimistes sur l’issue de leurs investigations.

 Gilles Millet

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