(Unità Naziunale, Lutte de Masse, corsicainfurmazione.org, publié le 10 décembre 2024) Il y a plus de 40 ans, l’Unione du Peuple Corse avait écrit au Pape Jean Paul II pour exposer la situation du peuple Corse dans le contexte de l’époque.(lien en bas de page)
Des mots durs, pour des maux que subissaient le peuple corse sous le joug colonial français en 1980.
44 ans après Nazione prend à son tour la parole pour dire de nouveau que les droits du peuple Corse sont bafoués par le même état colonial.
LETTARA À U SANTA PAPA FRANCESCO
Très Saint Père,
Vous avez bien voulu annoncer votre visite pastorale en Corse, une des premières communautés organisées de la Chrétienté, où la nouvelle de votre venue a été reçue dans un enthousiasme unanime.
Après avoir estimé Monseigneur François Bustillo, évêque de Corse, digne d’accéder au cardinalat, il était dans l’ordre des choses de l’Église de vous rendre dans son diocèse pour honorer ce prélat d’élite de votre paternelle présence. Néanmoins, rien ne pourra interdire aux Corses de considérer que votre visite témoigne de vos préoccupations à l’égard de l’Europe du Sud et de la Méditerranée auxquelles appartient notre peuple.
Votre présence prochaine sur la terre de Corse est ressentie comme un grand honneur, et un moment de profonde joie, par le peuple corse qui s’apprête à vous accueillir en communion. Ce peuple dont l’hymne national, le Diu Vi Salvi Regina, n’est pas un chant de guerre, mais est un appel à la ferveur et à la protection de la Vierge Marie à laquelle nous ont voué nos grands anciens. Ce peuple qui vient de célébrer, le 8 décembre dernier, A Festa di a Nazione, qui correspond, par ailleurs, à la fête solennelle de l’Immaculée Conception, date majeure du calendrier pour l’ensemble du monde catholique. Ce peuple qui, à l’égard de Rome, n’est nullement une « périphérie » – comme l’ont affirmé certains observateurs ces derniers jours – tant il occupe une place centrale d’un point de vue géographique, historique, et culturel au sein du monde latin.
C’est ce fonds culturel commun, éternel, qui nous inscrit dans le continuum de l’histoire du Monde Méditerranéen, c’est lui qui nous a doté d’une organisation sociale inspirée par la nouvelle religion venue du Levant dès le début de l’expansion du christianisme, bien avant l’édit de Milan, et dont le peuple corse ne s’est jamais départi.
Ainsi que vous ne manquerez pas de le savoir, un grand nombre de Corses sont engagés depuis un demi-siècle dans un combat d’émancipation et de refus absolu du fait accompli qui leur a été imposé par l’injustice sanglante de la force armée.
Le fait national corse est avéré et historiquement attesté. La Corse de Pasquale Paoli (Le Regno di Corsica, 1755-1769) s’est construite sur un idéal démocratique, la promotion de l’idée républicaine et l’élaboration – pionnière – de la première Constitution écrite des temps modernes, fondée sur des principes, largement inspirés de la doctrine thomiste, tels que la souveraineté populaire, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou encore la proclamation du droit au bonheur.
La conquête militaire qui a vu la France se jeter sur notre pacifique nation fut longue et meurtrière. Elle fut, en plein Siècle des Lumières, une annexion coloniale et préfigura la fièvre impérialiste qui allait toucher l’ensemble des continents et qui, comme le rappelle à intervalle régulier, l’Organisation des Nations Unies (ONU) demeure, de nos jours, une triste réalité.
L’annexion de la Corse par l’Etat français s’est opérée en parfaite contradiction avec les grands principes du droit international public. D’ailleurs, lorsque les représentants du peuple corse, régulièrement et légitimement réunis en Cunsulta, eurent à s’exprimer à cet égard, ce fut pour refuser la sujétion. Au mois de mai 1768, d’abord, pour refuser la soumission au Roi de France, en juin 1794, ensuite, sous la Révolution française, pour affirmer qu’était « rompu tout lien politique et social » avec la France.
A l’heure où nous parlons, l’État français refuse toujours, aussi obstinément qu’au siècle passé, de reconnaître le crime majeur qu’il a commis à l’égard d’un peuple souverain qu’il persiste à nier. L’historiographie française présente l’annexion barbare de notre terre comme le don fait par le civilisé aux sauvages, en une abominable antienne imaginée par Jules Ferry et répétée depuis à l’envi par la grande majorité des politiques français. C’est au nom de ce don empoisonné que le pouvoir français arrête, déporte persécute et assassine sans le moindre respect pour les libertés fondamentales dont il se prétend le dépositaire universel. Et c’est au nom de ce travestissement de l’histoire européenne que la Vème république persiste à nier l’existence de notre peuple et son droit à se déterminer librement.
Après plus de 250 ans d’occupation, la Corse ne présente aucune caractéristique d’un territoire européen moderne : ni par les équipements, ni par l’aménagement ; la Corse sous domination française est à la traîne dans tous les domaines y compris face aux enjeux contemporains de transition écologique et énergétique. L’accaparement de nos ressources par l’Etat français témoigne de la persistance du fait colonial (occupation militaire des bases d’A Sulinzara, d’Asprettu, de Calvi, occupation par l’administration pénitentiaire du domaine agricole d’A Casabianda, détournement des impôts payés par les Corses au profit du budget de l’Etat et assujettissement à une logique de subvention avilissante etc.).
Pourtant, malgré ce retard structurel et le faible niveau de développement qu’il induit, la société corse parvient toujours, de par sa structure propre et la persistance de ses caractéristiques majeures, à maintenir un équilibre social qui lui conserve son humanité originelle. Ce ne sont pas les lois et règlements de la « République » qui articulent réellement notre fonctionnement mais bien les ressources morales et culturelles de notre peuple qui rendent la vie possible dans un pays que l’occupant s’efforce de transformer en une zone indifférenciée de consommation sauvage en y encourageant une colonisation de peuplement dont il organise tous les excès par l’action de son autorité préfectorale, pendant que se répand chez nous une xénophobie qui nous est parfaitement étrangère.
Cependant, notre langue, à laquelle la France dénie tout statut officiel sur sa propre terre, est aujourd’hui classée par l’UNESCO parmi les « langues en danger » et notre patrimoine culturel immatériel subit une altération continue sous l’effet d’une politique coloniale d’uniformisation.
Devant la fermeté de nos revendications, l’État français a fait semblant de changer de politique en dotant la Corse d’institutions censées donner aux Corses une forme de gouvernement. Mais comme sous d’autres latitudes, ce changement ne fut qu’apparent puisque l’Assemblée de Corse, créée voici plus de quarante ans, ne dispose nullement du droit de libre détermination et agit et sous la surveillance étroite d’un représentant de Paris qui en est le véritable gouverneur.
L’expression de la démocratie corse est systématiquement bafouée par l’appareil étatique français (gouvernement, Parlement, Conseil constitutionnel) qui fait obstacle à toutes les demandes fondamentales portées par la légitimité incontestable des urnes : reconnaissance du peuple corse et de ses droits, notamment le droit à parler sa langue (co-officialité) à protéger son patrimoine foncier (statut de résident), à décider librement de son avenir.
Depuis Paris, et par l’entremise de la préfectorale, s’organise une stratégie de déculturation, de dépossession foncière et de marchandisation de notre société fondée sur l’exploitation débridée de nos sites remarquables comme la subissent la plupart des régions méditerranéennes. C’est à l’évidence une détérioration qui pourrait s’avérer désastreuse pour une société qui a traversé les millénaires en s’accommodant d’une spiritualité en accord avec la foi sans aucun doute, mais aussi en accord avec une nature que les Corses ont toujours révérée malgré son âpreté. Il s’agit bien d’un art de vivre qui nous éloigne d’un consumérisme ravageur dans lequel nous ne saurions nous laisser enfermer sans risquer d’y laisser ce qui fait notre être profond.
Très Saint Père, ce triste tableau d’une situation à la fois de sujétion injuste et de déréliction aussi bien matérielle que sociale, nous amène à vous solliciter, non pour une intervention mais bien plutôt pour entendre la parole du pasteur sur le désordre qu’induirait la perpétuation de notre situation tant en termes de droits universels que d’équilibre social et culturel.
L’Eglise catholique s’est affirmée, en divers moments, comme un acteur majeur de résolution des conflits et de reconnaissance des droits des peuples. Historiquement, elle a également apporté des contributions lumineuses dans les affaires de la Cité. À cet égard, la doctrine sociale de l’Eglise a notamment contribué, dès le XIXe siècle et la grande Encyclique Rerum Novarum (1891), à éclairer le combat pour la dignité des classes laborieuses.
Très Saint Père, vos propres prises de position, ont une résonance particulière au regard des préoccupations du peuple corse et des combats menés depuis un demi-siècle. Cela est singulièrement vrai lorsque vous défendez, dans votre lettre encyclique Laudato Sì (2015) l’ « écologie culturelle », à savoir cette façon de concevoir l’ « environnement »
– appellation désincarnée, trop souvent neutre de sens dans nos sociétés occidentales
– comme la relation entre « la nature et la société qui l’habite ». C’est en sens que vous appeliez alors, au soutien de cette écologie culturelle, à « inclure la perspective des droits des peuples et des cultures, et comprendre ainsi que le développement d’un groupe social suppose un processus historique dans un contexte culturel, et requiert de la part des acteurs sociaux locaux un engagement constant en première ligne, à partir de leur propre culture ». De même, votre dénonciation des « nouvelles formes de colonisation culturelle », à l’occasion de votre dernière lettre encyclique Fratelli Tutti (2020), parle à nos cœurs autant qu’à nos consciences.
Enfin, Très Saint Père, nous avons accueilli avec beaucoup d’intérêt les mots de notre Cardinal, son Eminence François Bustillo, quant à la singularité du peuple corse dans son rapport au sacré dans le cadre de cette « laïcité corse » qui fonde, en grande partie, votre visite. Ces derniers jours, au moment où la France s’illustrait, une fois encore, en manifestant son hostilité aux droits linguistiques à travers son refus de reconnaître à la langue corse droit de cité dans la sphère publique, les paroles du Cardinal Bustillo eurent, une nouvelle fois, un écho puissant au sein de notre peuple lorsqu’il défendit l’égale dignité des langues et la richesse qu’elles constituent, toutes, pour l’Humanité toute entière.
Aussi, en Corse comme ailleurs, en Corse plus qu’ailleurs, la parole du Saint-Siège compte. Le pouvoir du Verbe, singulièrement lorsqu’il vient de Rome, participe, sans aucun doute, à construire les conditions d’un avenir meilleur. En terre corse, votre parole est attendue pour contribuer à une paix réelle, une paix respectueuse de l’existence d’un peuple millénaire et résolument déterminé à vivre.
La demande que nous vous adressons respectueusement émane de femmes et d’hommes engagés depuis longtemps dans un combat d’émancipation contre la dictature des plus forts mais plus encore contre tout ce qui porterait atteinte à cette Humanité à laquelle les Corses, si peu nombreux soient-ils, ne sauraient renoncer confortés dans la tradition franciscaine dont ils sont les continuateurs depuis la marque que lui a imprimée Saint François d’Assise lui-même de son vivant. Que Votre Sainteté daigne agréer l’assurance de la très respectueuse considération avec laquelle nous avons l’honneur d’être, de Votre Sainteté, les très humbles serviteurs.
Nazione