Mathieu Kassovitz est un cinéaste. Pas un bon cinéaste, pas un mauvais cinéaste. Il le prouve simplement, dans les premières minutes de son nouveau film, par un effet déroutant, qui peut et qui doit perturber le spectateur, afin de mieux lui faire comprendre les possibilités (aussi infimes soient-elles) du cinéma. Le capitaine Legorjus annonce à l’un de ses hommes, devant un avion prêt à partir pour la Nouvelle-Calédonie, que son père a été blessé durant une opération. Les deux hommes sont au premier plan, nets, de profil.
Nous entendons leur dialogue. Puis la focale s’agrandit de telle sorte que le premier plan devienne flou, permettant à deux autres gendarmes, à l’arrière plan, d’être nets à l’image. C’est à ce moment précis que nous pouvons entendre ce qu’ils disent, alors qu’ils sont à une vingtaine de mètres de la caméra. Un tel effet peut paraître superficiel, insignifiant, peu à même d’être évoqué au sujet de L’Ordre et la Morale. Il révèle pourtant très vite que le film est et sera pensé, mis en scène, mais aussi que Kassovitz ne se laissera pas porter par un sujet historique, n’oubliant nullement ce pacte tacite avec le spectateur plongé dans le noir : nous ne sommes pas au théâtre, mais au cinéma, art de la perspective et du relief.
Une fois cette mise au point accomplie, le film peut s’offrir à nous, puisqu’implicitement, nous savons. Et il ne faudra pas plus de vingt autres minutes (sur les deux heures et quart du film) pour être conquis. Un plan-séquence jubilatoire présente les faits qui ont amené des membres du G.I.G.N. sur l’île d’Ouvéa, et qui nourrissaient jusqu’alors les idées les plus folles, les plus macabres. On racontait que des indépendantistes kanak avaient attaqué une gendarmerie en décapitant et en violant sur leur passage. John Ford faisait dire à un de ses personnages : Lorsque la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende. Ici, la légende du kanak sauvage n’est « belle » que pour l’armée française et le pouvoir, puisqu’elle les enfonce dans un manichéisme confortable, en pleine période d’élections présidentielles . Cette légende, dans laquelle les gendarmes – et le spectateur – vivaient, est donc balayée en un seul plan qui conjugue la présent du récit et le passé des faits (trois blessés et deux morts), arrivant à faire disparaître le capitaine Legorjus et un témoin de la scène, à dénombrer précisément le nombre de coups de feu tirés, la stratégie des kanak, et surtout, à nous faire entendre le souffle d’Alphonse Dianou, chef des preneurs d’otages, affolé par l’ampleur de son action. Au-delà de la virtuosité de la mise en scène, Mathieu Kassovitz parvient surtout à capter l’effroi succédant au coup de feu, le silence coupable après le cri.
Le capitaine Legorjus, personnage principal du film, est à la croisée de deux genres cinématographiques, et c’est sans doute ici que le film trouve sa plus grande richesse. Négociateur, il est plus à l’aise dans le thriller que dans le film de guerre. C’est tout le sens du titre : l’ordre, incarné par le pouvoir et l’armée de terre, et la morale, soutenue jusqu’au bout par les gendarmes et les kanak. Legorjus confesse même se sentir inutile face à cette situation où il est contraint de prendre les armes et de trahir sa parole. Les vagues références à Apocalypse Now appuient ce malaise ; le film de Coppola est sorti neuf ans avant les événements d’Ouvéa, et s’il n’intéresse pas Kassovitz réalisateur, il semble affecter inconsciemment le personnage qu’il incarne, et évidemment le spectateur. Par le motif de l’hélice, Legorjus voit aussi le temps qui passe, et l’urgence de la situation est constamment rappelée dans le film par un ultimatum liant les avancées des négociations avec les kanak. Par la voix-off, qu’il ne faut pas seulement assimiler à la forme du film dans ce cas précis, mais surtout à la conscience d’un personnage en quête de maxime (qui marquera plus d’une personne en salles) pour son triste apologue.
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