« Lors des commémorations de Verdun, le maire de Ghisunaccia a tenu des propos surprenants. Alerté par les nationalistes du Fiumorbu, voici la réponse que je lui ai faite, qui a été lue mardi 8 juin en Conseil municipal…
Monsieur le Maire,
Dans votre discours du 29 mai 2016, à l’occasion du centenaire de la bataille de Verdun, vous avez évoqué un problème qui continue de faire couler beaucoup d’encre depuis un siècle, celui du nombre soldats corses morts pendant la Grande Guerre. Si pendant longtemps de nombreuses personnes en Corse ont annoncé le chiffre – farfelu – de 48 000 morts, ce n’était pas, nous en sommes convaincus, dans le but de faire des Corses des victimes expiatoires, mais tout simplement pour traduire le malaise que la Corse a connu à la fin de cette terrible guerre, après avoir perdu tant d’hommes au combat. Des pertes augmentées par la grippe espagnole de 1919 qui nous a donné le coup de grâce.
La commémoration des grandes dates de la première guerre mondiale est une chose importante, nous souhaitons tous que plus jamais une telle barbarie ne puisse se reproduire, mais au moment où même la France et l’Allemagne sont réconciliées, vous avez choisi de réduire ce sujet à une simple bataille de chiffre et un simple débat communautariste. Ce sujet universel méritait une meilleure approche !
Vous affirmez que « non, la Corse n’est pas le département de France le plus touché au cours de la Grande guerre en rapport avec sa population. (…) Et Il n’est aucunement besoin de rajouter quoi que ce soit à une réalité déjà si effrayante et si douloureuse. (…) ». Vous avez entièrement raison, si l’on calcule le taux de morts par rapport à la population des départements, la Corse ne figure pas en tête. Nous aurions pu parler des erreurs de recensement de l’époque ou encore des Corses de la diaspora ou des colonies (1) non comptabilisés dans les chiffres officiels, ou encore des nombreuses raisons expliquant ce taux, mais ce n’est pas notre propos.
Après avoir habilement utilisé ce taux qui place la Corse dans la moyenne des départements français, vous en tirez facilement l’analyse suivante : « Non, le soldat Corse n’a pas été envoyé en 1ère ligne parce qu’il était Corse et non aucun ordre n’a été donné dans ce sens par un pouvoir politique souvent dépassé par l’autorité militaire. (…) »
Votre choix judicieux des chiffres vous permet donc de balayer d’un revers de manche un siècle de frustration et de sentiments d’injustice des Corses envers cet Etat français qui a véritablement saigné la Corse en 14/18.
Vous êtes-vous intéressé à d’autres chiffres ? N’avez-vous pas noté au cours de vos recherches historiques le nombre de mobilisés corses durant cette guerre ? N’avez-vous pas fait le calcul du nombre de morts par rapport au nombre de mobilisés ? Peut-être ce chiffre vous dérangeait-il ? Il faut dire qu’avec 12 000 morts pour 48 000 mobilisés (2), c’est-à-dire un taux de 25% (3), la Corse ne figure plus dans le milieu du tableau mais bien en première ligne ! Surtout lorsque l’on sait que pour la France en général, ce taux est de 16% seulement. Mais bizarrement, la Corse partage les hauteurs de ce tableau avec d’autres « départements » de l’époque : l’Algérie (175 000 mobilisés, 35 000 tués, soit 20%), le Maroc (40 000 mobilisés, 12 000 tués, soit 30%) et la Tunisie (80 000 mobilisés, 21 000 tués, soit 26%).
Contrairement à ce que vous affirmez, oui, des ordres ont été donnés, à tête reposée, volontairement, par les politiques pour mobiliser beaucoup plus dans les colonies que sur le territoire de la métropole française. Et contrairement à ce que vous tentez de faire croire, monsieur le Maire, la Corse était bien considérée par le pouvoir politique de l’époque comme une colonie. Michel Rocard, ancien Premier ministre français le dit lui-même dans le Monde du 31 Août 2000 : « (…) pendant la guerre de 1914-1918, on a mobilisé en Corse, ce qu’on n’a jamais osé faire sur le continent, jusqu’aux pères de six enfants (4) ».
Vous ne le savez certainement pas, mais en Corse, un arrêté préfectoral autorisait les jeunes corses de moins de 18 ans à s’engager pour la guerre dès l’âge de 17 ans, alors que dans les autres départements, c’était interdit. Vous êtes-vous intéressé aux permissions de nos soldats ? Une par an au début de la guerre, une tous les 6 mois après l’intervention de nos députés de l’époque (qui, eux, ont défendu nos soldats) alors que les autres soldats en avaient une tous les 2 mois ?
Nous pourrions encore continuer longtemps à citer des exemples qui prouvent tout simplement qu’en 1914, la Corse était considérée par le gouvernement français comme une colonie, et que les soldats corses ont été, au même titre que les Algériens, les Marocains ou les Tunisiens utilisés comme chair à canon (5). Et oui monsieur le Maire, les Corses sont bien morts plus nombreux que les autres car ces lois coloniales qui étaient appliquées en Corse ont fait que nos soldats étaient plus mobilisés qu’ailleurs et qu’ils restaient plus longtemps sous le feu de l’ennemi.
Vous concluez en disant que « 12 000 enfants de Corse sont morts au champ d’honneur, ils méritent toute notre considération, ils méritent de continuer d’exister dans les cahiers d’écoliers et au travers des différents concours éducatifs. (…) », et sur ce point, nous sommes tout à fait d’accord avec vous, et nous nous associons volontiers à cet hommage pour ces hommes morts au champ d’honneur. »
Cependant, vous évoquez des éléments partiels en omettent de nombreux autres qui sont bien plus objectifs, significatifs, incontestables et révélateurs du contexte historique et politique de l’époque, ce qui nous amène à penser que ce discours ressemble à une tentative de récupération politique fort déplacée sur le dos de nos morts de 14/18.
Nous espérons qu’à l’avenir, vos conseillers historiques feront preuves d’objectivité parce que nous considérons que nos morts de 14/18 méritent des hommages sincères, loin de tout esprit polémique et politicien.
Notes :
(1) « un grand nombre de soldats insulaires ont appartenu à l’encadrement des troupes coloniales » Jean François MAZZONI, in Le mémorial des Corse, de Francis Pomponi (Sous la direction de), 1981.
(2) « Pour la Corse, il faut se contenter d’une estimation comprise entre 40 000 et 50 000 mobilisés », Raphaël LAHLOU, in ENCYCLOPEDIA CORSICAE, Editions Dumane, 2004.
(3) « En Corse, (…) le pourcentage est compris entre 22 et 28 % », Raphaël LAHLOU, in ENCYCLOPEDIA CORSICAE, Editions Dumane, 2004.
(4) http://felina.pagesperso-orange.fr/doc/reg/corse_rocard.htm.
(5) « En revanche, les soldats des colonies étaient considérés selon les logiques raciales et de domination coloniales de l’époque, soit avec peu d’égards, tant par les Français que par les Allemands en Afrique ». Nicolas Offenstadt in Pour en finir avec dix idées reçues sur la guerre de 14-18, LE MONDE 04.11.2013 http://www.lemonde.fr/…/pour-en-finir-avec-dix-idees-recues…
Ghjuvan’Filippu ANTOLINI
Sturianu
Per a sezzione Corsica Libera di u Fium’Orbu
8 juin 2016
Réponse de Monsieur le Maire Francis Giudici; 9 juin
FAIRE PLACE À l’HISTOIRE POUR RÉCONCILIER LES MEMOIRES.
Je tenais à répondre à M. Antolini, de manière tout à fait courtoise, suite à ses critiques après le discours prononcé lors de la Cérémonie de commémoration de la bataille de Verdun.
Tout d’abord, sur la forme de la lettre puis sur le fond.
– Sur la forme, je ne peux qu’être surpris, M. Antolini, par vos doutes, émis en filigrane, sur la sincérité de mes hommages.
Autant, nous pouvons débattre de manière tout à fait cordiale sur nos différents points de vue, autant je trouve déplacée et peu élégante, votre remise en cause sur la sincérité de l’hommage rendu à nos morts.
La sincérité revêt un caractère intime dans lequel il est préférable de ne pas s’immiscer.
Les débats d’idées sont une richesse en démocratie, pas ce type d’attaques personnelles qui ne cadrent pas avec l’usu corsu, avec notre manière d’être et encore moins avec le rapport que nous entretenons avec nos morts.
– Sur le fond : ce discours est basé sur les derniers travaux réalisés par les historiens sur la Corse et la Grande Guerre que les lecteurs de Corse-Matin ont pu lire ainsi que sur le recueil publié sur l’exposition temporaire au musée de la Corse sans que cela ne fasse polémique.
J’ai voulu par ce discours, faire œuvre d’Histoire pour réconcilier les mémoires, exercice assez difficile, vous y conviendrez lors d’une cérémonie de ce type.
J’ai essayé de relever ce défi du mieux possible sans aucune arrière-pensée que celle de diffuser les dernières recherches historiques au plus grand nombre.
Je ne suis pas historien et je n’ai donc fait que relater le travail réalisé par ces derniers.
Tout ce qui a été écrit est facilement vérifiable du point de vue de la rigueur historique et je ne compte pas répondre point par point à vos propos ou du moins pas par l’intermédiaire des réseaux sociaux.
Je réaffirme néanmoins que selon les historiens, aucun soldat Corse n’a été envoyé en 1ère ligne au seul motif qu’il était Corse… une phrase en aucun cas choquante qui ne remet pas en cause le sang versé par nos valeureux Poilus.
Je voudrais vous rappeler que peu d’hommes politiques ont osé affirmer devant les autorités civiles et militaires, de manière franche, la mobilisation plus sévère qu’ailleurs qui a été menée en Corse (900 réservistes âgés, des centaines envoyés au front, 18 morts) en plus de la surexposition des Corses liée au très grand nombre d’entre eux qui menaient une carrière militaire du fait de la grande pauvreté de l’île.
Il fut un temps où ces simples rappels valaient procès en « séparatisme », puisque seules les motivations « patriotiques » avaient droit de cité.
Vous me faites le procès de ne pas tout dire ! Certes, de multiples autres éléments pouvaient être pris en compte comme le régime des permissions dont vous parlez.
Mais, il y en a bien d’autres qui n’ont pas été abordés comme les engagés volontaires, les déserteurs ou bien encore les fusillés pour l’exemple.
Par contre, d’autres éléments que vous citez sont néanmoins plus sujets à caution comme l’abaissement de l’âge d’engagement à 17 ans qui n’est pas spécifique à la Corse.
Quant au nombre exact de mobilisés, il est difficile à évaluer et sans doute plus important que celui dont vous faites état.
Aussi, la discussion historique qui a suivi la cérémonie, ouverte à tous, a été l’occasion de les évoquer et de les discuter de manière très ouverte.
Ce sont des questions complexes, certaines d’entre elles n’étant pas résolues par les historiens de la période et donc non résolues par vous non plus, vous en conviendrez.
La colère de l’île au sujet de la mobilisation n’a pas été occultée durant cette conférence, bien au contraire.
Sachez que la seule idée qui animait l’organisation de cette après-midi du souvenir, était la volonté d’ouverture, de débat et d’échanges et non l’idée d’imposer une vérité officielle qui embellirait la réalité.
J’espère donc que les historiens puissent continuer leur travail de recherche sereinement pour qu’enfin les mémoires sur cet épisode tragique de l’histoire se réconcilient.