Un marché en deux volets, transport de passagers et transport de fret. Pendant longtemps, le transport de passagers a monopolisé l’attention autour de la rivalité entre Corsica Ferries et la SNCM. Désormais, c’est le trafic fret, appuyé sur l’enveloppe de continuité territoriale, qui est au centre du conflit.
La SNCM « refondée » est devenue MCM, la filiale maritime du groupe Rocca. Avec 600 salariés de moins elle est désormais principalement tournée vers le fret pour son activité corse, les paquebots ayant été soit cédé (le Napoléon Bonaparte), soit reversé sur les lignes du Maghreb (Danielle Casanova), avec une desserte corse proposée uniquement l’été. Le trafic passager d’hiver est ainsi principalement le fait de la Corsica Ferries depuis Toulon (plus des deux tiers), le complément étant assuré par les cargos mixtes CMN et MCM/SNCM depuis Marseille (un tiers).
Le fret est encadré par la Délégation de service public que la CTC a décidé de mettre en place pour que le trafic soit assuré selon les OSP (Obligations de Service Publics). Ces obligations fixent des contraintes précises, comme une desserte minimum des ports secondaires, et surtout une fréquence de rotations plus importante que ce que permettrait les seules considérations de rentabilité. Ainsi, dans le cadre de la DSP, chaque jour de l’année, y compris le week-end en plein hiver, il doit y avoir un bateau au départ d’Aiacciu et de Bastia, de la CMN ou de la MCM/SNCM qui sont les titulaires de la DSP et qui touchent en contrepartie de ce service minimum une confortable dotation de continuité territoriale.
Les Obligations de Service Public sont aussi décidées pour les passagers, afin que l’on puisse sans entrave arriver et quitter la Corse chaque jour pour gagner le continent, y compris l’hiver, avec un tarif résident qui ramène la traversée à un prix raisonnable pour les insulaires. Corsica Ferries remplit ces obligations sans avoir besoin d’une subvention, si bien que la dotation de continuité territoriale maritime est désormais entièrement consacrée au fret.
Le principe de la DSP permet de « sanctuariser » pour une durée limitée une ligne au profit de la (ou les) compagnies attributaires, en empêchant une concurrence ponctuelle sur la période la plus rentable de l’année alors que l’exploitation annuelle compense le déficit de la période d’hiver par un bénéfice l’été. Pour le trafic passagers, la Corsica Ferries a surmonté l’obstacle en assurant la liaison Corse-Toulon durant toute l’année en respectant cette contrainte sans subvention, ce qui a sonné le glas de la subvention sur les lignes de paquebots entre Marseille et la Corse ; et précipité la faillite de la SNCM issue de la privatisation de 2006.
La nouvelle compagnie Corsica Linea fait désormais le même pari sur le fret, venant concurrencer la DSP au moins sur les lignes de Bastia dans un premier temps, et Aiacciu ensuite. En positionnant des bateaux toute l’année, dans un rythme de traversées conforme aux minima exigés par les Obligations de Service Public, la nouvelle compagnie n’enfreint pas les termes de la DSP échue à l’entente CMN/MCM-Rocca. Mais cela vient forcément hypothéquer la rentabilité du plan de reprise de la compagnie publique et de son petit millier de salariés rescapés du plan social. D’où le mécontentement et la grève décidée par les marins sur le port de Marseille.
Mais les conséquences sont plus importantes encore car la DSP en vigueur vient à son terme en octobre prochain, et doit être remplacée par une nouvelle DSP pour les dix années à venir. Si Corsica Linea se positionne aujourd’hui, c’est bien évidemment pour candidater en octobre prochain, et si son offre s’inscrit dans le prolongement de l’exploitation lancée aujourd’hui sans la moindre subvention, MCM et CMN seront en difficulté pour continuer un service qu’ils facturent actuellement, conjointement, 80 M€ à l’Office des Transports. Ne resterait en effet dans le périmètre d’une DSP résiduelle que la desserte des ports secondaires, ou encore la satisfaction de critères additionnels sur par exemple le niveau social de l’entreprise attributaire, critères difficiles à mettre en œuvre en l’état actuel du droit européen.
Mais Corsica Linea n’est pas une concurrence purement maritime. Ceux qui en forment l’ossature, un consortium d’entreprises corses, se sont regroupés avant tout pour contrer la position dominante du groupe Rocca, notamment dans la grande distribution. L’armateur danois propriétaire du bateau n’agit que comme prestataire de service, et l’entrée en lice de l’opérateur Berrebi, candidat malheureux contre Rocca, n’est pas réellement décisive.
Le nouveau Président de l’Office des Transports, Jean Félix Acquaviva, a peu de temps pour agir, pour éviter que la concurrence acharnée qui se dessine autour de la future DSP ne se transforme en un chaos économique et social qui serait finalement préjudiciable à tous. Il a relancé le projet d’une compagnie régionale sous l’égide de la CTC dans laquelle les différents protagonistes, qui sont tous des acteurs de l’économie corse, seraient parties prenantes. Il faudra convaincre Bruxelles que cela reste conforme aux règles européennes, et, sans doute plus difficile encore, rallier au projet la totalité ou presque des acteurs de la guerre navale qui fait rage aujourd’hui sur les quais de Marseille mais qui, désormais, engage avant tout des entreprises corses.
Mais, parmi elles, qui aurait réellement intérêt à ce qu’une guerre économique se développe, que la manne de la continuité territoriale ne se tarisse et que des centaines de familles corses se retrouvent sans emplois au profit d’une course au low-cost ?
A vrai dire, ce n’est l’intérêt de personne, et il serait bon qu’au final la raison puisse l’emporter !
En obtenant la levée sans condition du blocus, l’Exécutif a marqué un point décisif. L’avenir des transports maritimes peut s’écrire désormais dans des termes nouveaux, et privilégier enfin les intérêts du peuple corse.