Suite aux déclarations hystériques émanant de la prétendue « élite » politique et médiatique parisienne au sujet de la gallophobie supposée de Jean-Guy Talamoni, cet extrait de son ouvrage « Ce que nous sommes », édité en 2002 par les éditions Ramsay…
« Si je ne peux partager « Le bonheur d’être français », titre d’un ouvrage de Christine Clerc, je le comprends fort bien, ayant effectué moi-même ce tour de France qu’elle décrit avec délectation. J’ai, moi aussi, apprécié les paysages, les femmes et les hommes que j’ai rencontrés en ces occasions. À la différence de l’auteur, je ne pouvais me sentir chez moi, mais je ne me sentais pas non plus totalement étranger, car ce sentiment ne m’habite jamais lorsque je voyage en Europe, que ce soit en Belgique, en Italie ou en Catalogne, traversant les montagnes du canton de Vaud ou déambulant sur les Ramblas… J’ai aimé tout particulièrement le Sud-ouest, pour la mentalité de ses habitants, la Provence, pour les Provençaux mais également pour les paysages de Cézanne. J’ai aimé Marseille, que beaucoup de Français détestent… J’ai également aimé le Nord-est, au charme pourtant peu apparent pour un Méditerranéen, ces endroits dont le nom « se termine par ange », comme dit Bernard Lavilliers. Mais à vrai dire, je les ai aimés davantage pour les gens que j’y ai rencontrés que pour la qualité de leurs sites. J’ai aimé Rouen, Lyon, mais j’aime surtout Paris où je me rends fréquemment. Non, je ne me sens pas vraiment étranger lorsque je me promène place Saint-Michel. Je ne me sens pas non plus chez moi, mais cela ne m’empêche aucunement d’apprécier ces moments.
Mais la France, c’est aussi pour nous cette langue et cette culture que nous partageons et qui fait également partie de ce que nous sommes aujourd’hui, cette francophonie à laquelle nous participons, ces auteurs que nous avons appris et que nos enfants apprendront également, en même temps qu’ils apprendront la littérature insulaire. La France, c’est cette langue subtile que les Corses ont intégrée et qu’ils aiment. Celle de Voltaire et d’Apollinaire, mais également des auteurs contemporains. Je souffre toujours lorsque je l’entends malmener par un journaliste, mais encore davantage lorsqu’il s’agit d’un artiste. Comment ceux qui élaborent ces spectacles de variétés souvent remarquables au plan musical ne comprennent-ils pas que des textes patauds dévaluent leur travail ? Je demeure étonné de la différence de niveau existant souvent entre, d’une part des musiques et des arrangements de qualité, et d’autre part des paroles éloignées de toute poésie, et parfois même d’une syntaxe simplement correcte. Pourquoi gâche-t-on des œuvres susceptibles de faire naître l’émotion par un usage de la langue française aussi approximatif, voire un tantinet stupide ? Je n’insisterai pas, de crainte de passer pour un grincheux – ce que je ne crois pas être – ou un donneur de leçons, ne me reconnaissant aucunement le droit de jouer ce rôle. Mais personnellement, si j’avais le talent nécessaire pour composer les mélodies que l’on entend parfois à la radio, je trouverais quelqu’un pour écrire des paroles d’une qualité équivalente. Pourquoi bâcler en cinq minutes quelques médiocres alexandrins, à l’aide d’un abrégé du dictionnaire des rimes ?
La France c’est aussi une contribution déterminante à l’histoire des idées. Ce furent ces hommes courageux qui remirent progressivement en cause l’absolutisme royal, de Fénelon à Diderot. Ce fut ce simple Sous-Secrétaire d’Etat à la Marine qui, un jour d’avril 1848, obtint l’abolition de l’esclavage. Ce furent plus tard ces résistants, qui pensèrent en hommes d’action, qui se levèrent contre l’occupant en rêvant d’une société plus juste. Ce furent ceux qui dirent non, et qui mirent leurs actes en conformité avec leurs paroles. Ce furent encore ces constructeurs de l’Europe, au premier rang desquels Jean Monet. Bien sûr, il y eu aussi d’illustres imbéciles, des collaborateurs et des traîtres, comme au sein de toutes les communautés. Dans les poubelles de l’histoire, il y a quelques Français. Et il y a aussi des Corses. Mais pas suffisamment pour que les membres de l’un ou l’autre de ces deux peuples aient honte de ce qu’ils sont.
Il n’est, à notre avis, ni utile ni raisonnable de chercher à quantifier le bien et le mal que les Français et les Corses ont pu se faire depuis 250 ans. En premier lieu, parce que les notions de bien et de mal ne peuvent être appliquées indistinctement à l’agressé et à son agresseur. Surtout lorsqu’à l’injustice de la situation s’ajoute la disproportion des forces en présence. En second lieu, en raison des difficultés d’appréciation que l’on peut rencontrer. Exemple: la Corse a donné Napoléon Bonaparte à la France : cette opération s’inscrit-elle au crédit ou au débit ? Faut-il voir en ce personnage complexe celui qui conduisit la glorieuse campagne d’Italie ou celui qui bâillonna la presse? Faut-il se souvenir d’un tyran sanguinaire ou du créateur d’institutions françaises encore actuelles ? Comme nous le voyons, l’inventaire serait complexe à effectuer. Evoquons donc, une fois encore, ce qu’il y eu de moins controversé dans notre histoire commune, et qui servira probablement de base aux relations futures entre la Corse et l’hexagone, quelle que soit l’évolution institutionnelle que connaîtrons dans les années à venir. Nous tenons de la France la langue française et la France doit à la Corse certaines de ses plus belles pages: les plaidoiries de Vincent de Moro Giafferi, les vers de Paul Valéry… Ne trouvez-vous pas que les quelques mots qui suivent valent mieux que toutes les conquêtes napoléoniennes, le Code civil, la légion d’honneur et la Banque de France?