L’attentat d’Ankara, qui a fait cent morts parmi des manifestants pro-kurdes, est plus qu’un acte terroriste défiant une « société ennemie », comme le 11 septembre 2001 contre les tours de New York ou le 6 janvier dernier contre Charlie Hebdo à Paris.
Car la Turquie est en train de basculer toute entière, et le risque est grand qu’elle redevienne, un siècle après le génocide arménien, trente cinq ans après le dernier coup d’Etat militaire, un grand Etat dictatorial, violent et corrompu, capable de générer le fascisme le plus sombre tout en étant aux portes de l’Europe.
Cet attentat d’Ankara est à replacer tout d’abord dans le contexte du conflit en Syrie, car il porte la marque de Daesch et de ses combattants kamikaze. Et il est le deuxième selon le même mode opératoire, qui consiste à s’infiltrer dans une manifestation ou un meeting pro-kurde pour y déclencher une tuerie dévastatrice.
Mais il est aussi le deuxième que Daesch ne revendique pas explicitement, contrairement à ses habitudes, et il convient de le replacer également dans le contexte kurde, puisque les Kurdes en sont une nouvelle fois les principales victimes. La guerre totale a été relancée par le gouvernement Erdogan contre les combattants kurdes du PKK, et dans le cas du précédent attentat de Suruç en juillet dernier, si le kamikaze a bien été identifié comme membre de l’Etat Islamiste, des complicités policières turques ont été démontrées par les organisations kurdes. Ces complicités ont permis au kamikaze de s’armer et de pénétrer dans les locaux d’une organisation humanitaire où il a tué 36 militants. En représailles le PKK a tué deux policiers impliqués dans l’attentat, et, depuis, la tension entre le PKK et l’appareil d’Etat turc est à son comble.
L’appareil d’Etat en Turquie n’a jamais été purgé de « l’Etat profond » qui, durant les années de dictature militaire, conduisait la pire des répressions. Cette organisation fasciste est au cœur de la police et de l’armée, et elle entretient des ramifications largement établies et prouvées avec la pègre turque qui est en train de devenir une des organisations mafieuses les plus puissantes du monde.
Car la pègre turque est au centre des principaux dispositifs de blanchiment des fonds détenus par Daesch grâce à ses trafics qui ont lieu essentiellement via la Turquie. Les sommes avancées donnent le vertige : 2.000 milliards d’euros de fonds seraient détenus par Daesch, selon le Centre d’Analyse du Terrorisme, autant que le PIB annuel de la France ! Comment ont-ils amassé cette fortune qui, malgré la guerre et la coalition internationale liguée contre eux, a encore progressé de 200 milliards d’euros pour la seule année écoulée ? Par le revente de pétrole via le marché noir turc, ou d’objets d’art, et même de coton à l’industrie textile turque, coton qui est produit dans les zones contrôlées par l’Etat Islamiste. Quand de telles sommes sont en jeu, et qu’il est évident que leur circulation s’appuie sur des complicités au sommet de l’Etat, tout devient possible.
Troisième élément de contexte préoccupant : la situation politique en Turquie. Erdogan, le premier ministre turc, est à la fois tout-puissant et fragilisé. Il s’affiche comme le « nouveau sultan » de la Turquie, et il développe un délire de pouvoir de plus en plus préoccupant. Les scandales de corruption l’éclaboussent de plus en plus souvent, et un de ses excès a particulièrement fait scandale, la construction pour sa résidence personnelle d’un palais de mille pièces à Ankara, pas moins de 500 millions d’euros de dépenses, alors que la crise économique frappe durement la Turquie désormais. Cette dérive personnelle a été sanctionnée dans les urnes en juin dernier, et, s’il est resté au pouvoir, il n’a pu constituer de majorité en raison de la percée de HDP, parti soutenu par les nationalistes kurdes, mais qui a su aussi fédérer l’essentiel de l’opposition démocratique de Turquie en rassemblant 13% des voix. Or la constitution turque avait instauré une barre à 10% pour s’assurer que les représentants du peuple kurde n’entrent jamais au Parlement. Ce score de HDP a fragilisé le pouvoir d’Erdogan qui, ne pouvant instaurer un contrôle du Parlement avec une majorité absolue, a convoqué de nouvelles élections qui auront lieu le 1er novembre prochain.
Depuis que la campagne électorale a commencé, les attaques aériennes ont redoublé contre les combattants kurdes, et les attentats-suicides comme celui de la semaine dernière à Ankara ont été déclenchés. Les dernières semaines de campagne ont lieu dans un climat de tension extrême, et, s’il échoue dans son projet de plébiscite anti-kurde, que fera Erdogan et tout l’aréopage qui l’entoure au pouvoir ? Et s’il gagne, où mèneront ses dérives autoritaires et barbouzardes ?
L’Etat Islamiste aux frontières immédiates, la pègre turque qui, avec des protections haut placées, trafique massivement avec lui, Erdogan qui se rêve en nouveau Duce, et « l’Etat profond » qui vit de la corruption à l’ombre du pouvoir en place, tout cela forme une coalition d’intérêts aux enjeux colossaux. Le pire est possible.