Une photo suffit-elle pour retourner une opinion publique et une classe politique jusque là fermées et hostiles ? Celle d’un enfant mort noyé sur une plage turque en pleine saison du tourisme balnéaire a provoqué une onde de choc qui a parcouru toute l’Europe en quelques jours et renversé de fond en comble l’approche politique de ces vagues d’immigration qui se sont échouées sur les côtes italiennes, grecques ou turques pendant des mois sans provoquer, jusque là, autre chose que l’indifférence et le rejet.
Ce retournement d’opinion sonne comme une revanche pour ceux qui, depuis plusieurs années, ont prôné une véritable politique d’accueil, et même se sont engagés contre vents et marées pour assurer la survie de malheureux que les désordres du monde ont jeté dans de véritables galères. Ces « justes » seront désormais reconnus, à commencer par cette population de Lampedusa qui avait sifflé Marine Le Pen venue là-bas faire prospérer son fonds de commerce anti-immigrés pendant la campagne européenne de mai 2014 en fustigeant l’arrivée de ces malheureux sur ce territoire européen le plus avancé en Méditerranée. Si les Siciliens ont sifflé la démagogie populiste du Front National et de tous ses homologues européens, c’est parce qu’ils n’avaient pas besoin d’une photo-choc pour prendre conscience, puisque la misère insoutenable de ces familles de réfugiés, venus dans des embarcations de fortune, avec des drames humains insupportables, s’étalait quotidiennement sous ses yeux. Ailleurs les yeux restaient obstinément fermés. Tout d’un coup ils s’ouvrent enfin, à la lumière aveuglante d’une photo-choc. Et les hommes politiques en sont soudain déstabilisés.
Ils se comptent sur les doigts de la main ceux qui avaient brillé par leur courage politique quand les vents contraires soufflaient si fort. Jean Claude Juncker, le Président de la Commission Européenne qui, dès son élection en 2014, avait proposé d’organiser par un système de quotas l’accueil rationnel de ces réfugiés dans tous les pays de l’Union Européenne, avait reçu en retour une bronca éhontée des dirigeants des Etats européens. Manuel Valls avait réagi avec une violence rare contre cette proposition. David Cameron, le premier ministre polonais et tant d’autres dirigeants européens, étaient sur le même tempo, traitant Juncker d’irresponsable. Sans compter Nicolas Sarkozy à qui cette proposition de la Commission Européenne avait inspiré une blague minable sur la « fuite d’eau » dans une pièce que le « plombier Juncker » proposait de répartir dans toutes les autres pièces de la maison. Aujourd’hui, Jean Claude Juncker doit savourer la nouvelle donne au sein des opinions publiques européennes ! Sa proposition est devenue désormais la planche de salut à laquelle tous les chefs de gouvernement se raccrochent sans vergogne après avoir tout fait pour la discréditer.
Le « coming out » d’Angela Merkel engageant l’Allemagne à accueillir de larges quotas de réfugiés est plus récent mais il aura finalement plus d’écho car il est intervenu quelques jours à peine avant le drame de l’enfant mort noyé sur une plage de Turquie. Et Angela Merkel pèse plus lourd que Jean Claude Juncker : lui, demande de faire, elle, elle fait. On s’attendait à des attaques virulentes contre sa politique compassionnelle, et, surprise, ce sont des images de citoyens allemands applaudissant les réfugiés arrivant en gare de Francfort qui circulent sur tous les médias d’Europe. Un élan de solidarité nouvelle a pris en quelques heures une ampleur colossale, les sondages confirment que c’est une lame de fond qui retourne les opinions publiques partout en Europe. Angela Merkel et son courage politique met tous les autres en difficulté : les droites européennes qui, particulièrement en France, sont aux antipodes et continuent de courir après le Front National et ses homologues, et les dirigeants de la gauche européenne, comme François Hollande, qui, eux, n’ont rien voulu et rien su faire malgré leurs engagements réitérés pour la « défense des droits de l’Homme ».
Certes les problèmes restent entiers, à commencer par la situation au Moyen Orient où, tant que Daesh règnera, rien n’arrêtera les flux de nouveaux réfugiés. Et dans d’autres régions aussi, Erythrée, Libye, la communauté internationale devra s’engager et soutenir, y compris militairement, l’émergence de forces démocratiques. Mais ce bol d’oxygène fait le plus grand bien. il met les populistes racistes et démagogues sur la défensive alors que depuis des années ils surfaient sur une opinion publique inquiète et aveugle. Et cela partout en Europe. Comme quoi le pire n’est jamais certain !
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