Voici l’interview du Président Dominique Bucchini donnée à Constant Sbraggia dans IN CORSICA et publiée sur le compte Facebook de Mr Bucchini
– Pourquoi conduirez-vous une liste à la territoriale ?
Vous tenez pour acquis ce qui n’est pas décidé. Sachez tout d’abord que je n’ai pas encore pris de décision; au demeurant, il ne m’appartient pas de m’autoproclamer : la désignation de celui qui conduira la liste du Front de gauche ne peut être que démocratique. D’autre-part – et c’est ce qui compte avant tout – nous entreprendrons bientôt un vaste travail collectif autour du projet politique à proposer aux électeurs.
– Il se dit de plus en plus, l’intéressée ne dément pas, qu’ Emmanuelle de Gentili partirait de son côté (notamment avec Jean-Charles Orsucci). Trois listes de gauche, ça commence à faire beaucoup…
Je n’ai pas pour habitude de commenter les rumeurs politiques. J’ignore si les personnalités que vous citez ont l’intention ou la capacité de rassembler autour d’elles pour faire valoir leur spécificité. Quoiqu’il en soit, je vous rappelle qu’il y avait quatre listes de gauche au premier tour des dernières territoriales. Et c’est au second tour que l’union s’était réalisée. Et cela n’est pas choquant, car, s’il y a plusieurs sensibilités à gauche, chacune a le droit d’exprimer ses propres idées ; c’est le jeu normal de la démocratie. Le pluralisme est inséparable de la démocratie !
– A six mois de l’échéance, diriez-vous que la gauche dans son ensemble est en meilleure santé politique électorale que la droite ?
Au plan national, on constate que la gauche est en difficulté. Cela peut paraître inhérent à tout exercice du pouvoir dans un contexte compliqué ; mais, fondamentalement, les orientations du gouvernement, relayant les directives austéritaires imposées par la Commission européenne, déçoivent les couches populaires qui l’ont porté au pouvoir : ce sentiment est perceptible dans les quartiers, dans les entreprises, parmi les jeunes, les retraités, les salariés…. Il est certain que l’échec du pouvoir socialiste sur la question cruciale de l’emploi, en particulier, démobilise le « peuple de gauche ». Il faut briser la chape de plomb idéologique qui empêche tout changement de politique. Le danger populiste nous guette si nous n’avons pas le courage de mettre en place une alternative.
En Corse, pour la Gauche, les derniers résultats électoraux ont été plutôt décevants, avec, en particulier les défaites aux municipales à Bastia et Ajaccio. Si l’on ne change pas de cap, les difficultés pour la gauche risquent de s’accroître. Car les Corses attendent des réponses aux problèmes qui les préoccupent, l’emploi, le logement, l’éducation, la santé, les transports… Au sein de la gauche insulaire, si nous avons des divergences, celles-ci ne sont pas rédhibitoires et nous devons évidemment travailler ensemble, à partir de nos valeurs, de ce qui nous différencie des tenants du libéralisme économique et du conservatisme social, pour faire avancer la Corse sur la voie du progrès. Ce n’est pas en s’alignant sur les dogmes libéraux qu’on permettra l’émancipation sociale et qu’on relèvera les défis écologiques, mais en remplaçant un système capitaliste en crise par un nouveau mode de développement économique, social et écologique ! À notre niveau, nous voulons contribuer à réorienter la gauche.
Enfin, en Corse, je crois que la majorité pourra fièrement défendre son bilan ; qu’il s’agisse du logement, de l’économie sociale et solidaire, de l’université, de l’énergie, de l‘environnement, elle a obtenu des résultats avérés ; l’Assemblée a arrêté un schéma routier comme il n’en avait jamais existé auparavant, nous avons dynamisé les Chemins de fer, créé l’office foncier ; et surtout réussi à réaliser le Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse, document déterminant pour l’avenir de l’Île.
– Côté nationalistes, Gilles Simeoni espère arriver en tête, en tout cas devant Paul Giacobbi, au premier tour. Cette hypothèse vous semble-t-elle crédible ?
Je ne lis pas dans le marc de café ! Faire des pronostics à sept mois de l’échéance, alors même que les listes ne sont pas constituées, serait bien hasardeux et carrément impossible dans le contexte actuel. Mais l’opinion insulaire est un peu « déboussolée » par des pratiques politiques curieuses. Les dernières consultations –sénatoriales et départementales- marquées par des alliances de toute nature, un mélange des genres et des renvois d’ascenseur, ont favorisé une certaine confusion, un effacement des repères, perturbant un électorat qui est en droit, me semble-t-il, d’attendre de la clarté, de la continuité et de la fidélité dans les engagements politiques. Donc, l’heure n’est pas à la divination mais à la discussion, au débat, à la clarification des enjeux et à la mobilisation.
– Croyez-vous en un axe Simeoni-Rossi – on en parle beaucoup – qui prendrait corps au troisième tour ?
Cette question est dans le sillage de la précédente et je lui ferai le même sort : je ne veux pas me situer aujourd’hui au niveau d’éventuels « conclaves » de troisième tour. Je crois que la vie politique en Corse gagnera à sortir des épisodes quelque peu chaotiques qui la caractérisent depuis quelques mois. Des convergences entre certains nationalistes et certains libéraux peuvent exister, ça n’est pas un secret ; pour autant, il y aurait des contradictions, si l’on s’en tient toutefois aux déclarations, les modèles de développement prônés paraissent en plusieurs points incompatibles…
Votre position sur la demande d’amnistie des nationalistes ?
Tout d’abord, je veux rappeler que notre Assemblée, en plein accord avec l’Exécutif, agit avec constance auprès des ministres de la justice successifs afin que les détenus Corses bénéficient sans restriction du droit au rapprochement familial ; c’était encore l’objet principal de notre entrevue du 20 mai avec Madame TAUBIRA. L’amélioration concrète de la situation carcérale des détenus doit se poursuivre.
S’agissant de la revendication d’amnistie, il convient, je pense, d’aborder la question dans un esprit constructif, sincère et réaliste, tenant compte aussi bien des expériences passées que de l’évolution du contexte politique en Corse et au plan national.
Je voudrais rappeler que, dès 1980, les communistes ont défendu la demande d’amnistie générale pour les actions liées aux revendications des nationalistes poursuivis ou condamnés, demande satisfaite par les lois de 1981 et 1982, après l’avènement de la gauche au pouvoir; malheureusement, ces mesures d’apaisement, pas plus que la troisième amnistie intervenue en 1989, n’ont permis d’endiguer la violence, dont le point culminant fut l’assassinat du Préfet Claude ERIGNAC en 1998 qui a créé une intense émotion et une réprobation quasi-générale dans le peuple Corse.
D’un autre côté, il est incontestable que la situation politique en Corse a évolué vers une « normalisation » des relations entre les diverses forces politiques dans un climat relativement « apaisé ». La décision du FLNC en juin 2014 d’abandonner la « lutte armée » laissant toute la place au processus démocratique – même si elle n’apporte pas toute les garanties et soulève des interrogations- est un acte positif. Mais je crois que cette décision doit s’accompagner d’une autre proposition qui prouverait la bonne volonté de mettre fin à la violence, celle de la restitution complète des armes. L’idée que, dans ces conditions, le dialogue doit prévaloir et que des mesures de clémence viendraient renforcer la confiance et la démarche pacifique, est largement partagée.
Cependant –outre que la période est peu propice à emporter l’adhésion du gouvernement et du parlement sur une amnistie générale immédiate- un aspect me parait fondamental : il faut rechercher une large union dans la société autour de l’amnistie. Il ne s’agit pas d’engager l’épreuve de force avec l’État mais d’approfondir sereinement le dialogue, en particulier au sein de l’Assemblée mais pas uniquement, sur les conditions et le périmètre d’une vraie amnistie, qui ne vise pas à justifier les violences passées mais à renforcer la réconciliation. Pour ma part et dans ces conditions, je suis disponible pour participer à ce travail collectif visant à réunir les conditions morales et politiques d’une future loi d’amnistie.
– Apparemment, pour la troisième fois consécutive, nous connaîtrons une majorité dite « relative » à l’Assemblée de Corse. Un commentaire.
C’est pratiquement le cas depuis toujours et cela n’a jamais empêché l’Assemblée de travailler. En particulier dans la mandature en cours, l’existence d’une majorité relative a permis de rechercher et de produire, sur des sujets complexes, des consensus aux contenus d’une richesse supérieure à ceux que peuvent connaître ces assemblées monolithiques ou des élus « godillots » avalisent sans discuter toutes les propositions du camp dominant. C’est notamment pourquoi nous sommes opposés à l’augmentation de la « prime majoritaire » qui dénature l’expression démocratique.
– Si cette majorité relative était de tempérament de gauche, avec quels partenaires l’envisageriez-vous ?
Avec tous ceux qui se veulent partie prenante d’un rassemblement populaire et d’abord, évidemment, les formations se réclamant de la gauche. C’est clair, nous voulons rassembler tous les gens qui se battent pour défendre les services publics, ceux qui combattent la politique d’austérité qui est aussi inefficace que nocive ; ceux qui veulent se battre pour une Corse plus solidaire et plus juste ; ceux qui veulent une nouvelle politique du logement et qui veulent combattre la vie chère. C’est autour de ces valeurs que la gauche doit pouvoir se rassembler car je crois profondément qu’il ne saurait y avoir d’intérêt général corse qui ne prenne en compte celui des travailleurs, des salariés, des petits paysans, des jeunes, de tous ceux que le libéralisme et la finance laissent sur la touche.
– A propos, vous êtes contre la collectivité unique. Pourquoi ? Beaucoup en attendent une meilleure lisibilité de l’action publique et des économies sur le fonctionnement. Et puis il y a les communautés d’agglomération, des projets de métropole… Tout ça ferait beaucoup d’élus, non ?
Que notre statut particulier comporte des limites et appelle des modifications pour une meilleure maîtrise de nos compétences, j’en suis convaincu ; mais que la collectivité unique, surtout telle qu’elle a été conçue, réponde aux exigences, j’en doute fortement.
En réalité, sous couvert de spécificité, on s’inscrit dans le schéma dominant au plan national : logique d’austérité et recomposition territoriale autour de la région et des intercommunalités, affaiblissement des communes, suppression des départements, constitution d’exécutifs forts.
Et tout ça, en utilisant la procédure la moins démocratique, sans s’embarrasser de l’avis du peuple, qui, c’est bien connu, n’est pas suffisamment mûr pour répondre correctement aux questions qui lui sont posées !
Sur le fond, je confirme mon opposition au recul de la représentation démocratique entrainé par la suppression des départements.
Nous sommes victimes d’une tendance lourde à la réduction du nombre de collectivités; je ne puis cautionner l’idée qu’il faudrait réduire le nombre de représentants du peuple car la démocratie serait un luxe hors de notre portée. On peut aisément démontrer que les départements sont toujours utiles et que la coexistence de trois niveaux d’administration est efficiente. Les Conseils généraux disparaîtront mais pas les besoins des habitants. Quant aux économies, on sait parfaitement que la réorganisation n’en produira, sinon par un désengagement aggravant la précarité et la situation sociale. La réorganisation territoriale, doublée d’une baisse drastique des dotations aux collectivités, n’améliorera pas les conditions de vie des Corses.
Du point de vue institutionnel, l’organisation envisagée marque un recul démocratique : personnalisation du pouvoir en premier lieu, avec un nouveau président à la tête d’une machine énorme et d’un pouvoir sans partage ; affaiblissement de l’organe délibérant, ensuite, flanqué de la fameuse « chambre des territoires » et dépossédé au profit de la commission permanente ; au final, on recrée, en fait, une sorte de « départementalisation » en rompant l’unité de la Collectivité Territoriale, qui fait jusqu’à présent sa force ; si la lisibilité, la clarté et la simplicité sont, avec la représentativité des différents courants, le socle d’une organisation politique durable, je crains qu’on ne soit pas vraiment sur la bonne voie.
– Que faut-il faire pour que la Corse progresse économiquement et socialement ?
Le développement ne se décrète pas, il nécessite des conditions et je crois que le Plan d’Aménagement et de Développement Durable que l’Assemblée a voté et qui est actuellement à l’enquête publique les identifie et permettra de les mettre en place. Le PADDUC se donne comme ambition de fournir à chacun les chances de s’épanouir sur cette île. Il se donne une dimension sociale, économique, culturelle, écologique et base sa stratégie dans une perspective humaniste. Je renvoie le lecteur à ce document fondateur, articulant développement et protection, gestion durable des ressources, culture et le patrimoine au cœur du projet, solidarités renforcées et encouragement des initiatives. Nous rompons avec le modèle d’économie résidentielle et ses effets pervers : la raréfaction des ressources, les gâchis naturels, humains et financiers, la promotion de la rente au détriment de la création, la spéculation foncière et immobilière et son cortège de violences criminelles…
L’innovation est à privilégier dans les domaines du numérique, de la construction et de l’aménagement durables, les énergies nouvelles, dans la filière forêt-bois, dans l’agriculture et l’agro-alimentaire, tous ces secteurs où la Corse a des atouts. Nous devons aussi défendre nos services publics et je ne puis qu’être inquiet lorsque je vois où la logique low-cost a conduit la SNCM, et le désastre social qui se profile. Regardez la Sardaigne qui ne s’est pas remise de la destruction du service public des transports maritimes : la privatisation a donné le coup de grâce et la fréquentation a chuté de manière spectaculaire. La compagnie régionale créée en 2011 n’a duré que deux années et a été un fiasco économique. Veut-on ce modèle en Corse de concentration des transports maritimes entre les mains de monopoles privés ? Développer l’économie corse, c’est aussi développer le service public ! Nous devons enfin et surtout définir un nouvel horizon parce que la société française est en panne d’avenir.
Propos recueillis par Constant SBRAGGIA