La coopération entre Corse et Sardaigne se heurte à un obstacle majeur : la carence des liaisons entre les deux îles. Et voilà que le peu qui existe, une liaison créée par initiative de la CMN en 1989, deux fois par semaine, entre Prupià et Porto Torres, est menacée d’être définitivement abandonnée le 31 mars prochain.
Heureusement, la protestation se fait enfin entendre autour des socio-professionnels du Valincu. Espérons qu’elle enflera et qu’elle finira par obliger les pouvoirs publics à prendre les mesures nécessaires pour garantir la survie et le développement de cette ligne maritime indispensable aux échanges entre les deux « ìsule surelle ».
L’histoire de cette ligne est révélatrice des carences béantes de l’action publique en Corse.
Au départ, en 1989, il y a eu une initiative assez visionnaire de la compagnie maritime CMN qui venait d’être attributaire de la ligne de service public pour la desserte depuis Marseille du port secondaire de Prupià dans l’extrême Sud. Deux fois par semaine, dans le cadre des obligations de service public, un bateau de la CMN arrive à Prupià le matin de Marseille, et en repart le soir. Durant la journée, les remorques sont déchargées chez leurs clients du Valincu, éventuellement rechargées de marchandises pour Marseille, et réembarquées pour un appareillage en début de soirée.
Ainsi, durant la journée, le bateau et son équipage restent inactifs à l’amarrage à Prupià. D’où l’idée simple, et économiquement porteuse, d’utiliser ce temps libre pour relier Porto Torres, à quatre heures de mer de Prupià, puis d’effectuer un retour dans l’après-midi, afin de décharger les véhicules embarqués à Porto Torres, et d’embarquer les passagers et véhicules allant de Prupià à Marseille.
Pour apprécier l’intérêt de cette ligne il faut avoir à l’esprit, d’un côté les contraintes très dissuasives d’embarquement des camions à Bonifaziu, tant pour l’accès au quai qu’en raison de la taille réduite des navires faisant la ligne avec Santa Teresa di Gallura, et d’un autre côté la configuration géographique de la Sardaigne : contrairement à Santa Teresa di Gallura, plutôt enclavé, Porto Torres s’ouvre sur le sillon central sarde qui relie les zones d’activité principales de l’île, de Sàssari à Càgliari. Et Prupià comme Porto Torres sont des ports en eau profonde qui peuvent accueillir des bateaux beaucoup plus grands que Bonifaziu et Santa Teresa.
Premier échec politique, dans les années 90, quand la CMN cherche à établir une troisième rotation nécessaire au développement de la ligne, sans pouvoir s’appuyer sur la mise en place permise par la continuité territoriale Marseille Prupià. Malgré un dossier d’un intérêt général bien établi, qui pouvait intéresser tout un trafic entre Marseille et la Sardaigne qui pour l’heure transite par Gênes faute de meilleure solution, aucun soutien n’est accordé à la CMN qui doit renoncer à son projet.
La ligne démontre cependant son utilité, notamment pour acheminer en Corse des matériaux de construction depuis la Sardaigne dans des conditions de prix avantageuses par rapport au monopole niçois de Lafarge, et elle sert aussi à l’export de productions corses en Sardaigne, par exemple Corse Styrène qui y a implanté une solide activité qui lui permet de vendre des produits isolants conçus à Aleria. Cette activité est restreinte, mais elle permet quand même d’équilibrer la rotation du cargo mixte Scandola affecté à cette ligne, sur la base de ses coûts marginaux : carburant, frais d’accostage, heures supplémentaires éventuelles, etc… La ligne ne se développe pas, mais elle remplit son office.
En 2012, la CMN se sépare du Scàndola, et le remplace sur la ligne de Prupià par le Kallisté, plus grand, et donc plus coûteux. Du coup la rotation Corse-Sardaigne, qui s’équilibrait bon an mal an, plonge dans le déficit : 500.000 euros de pertes annuelles. En 2013 et 2014, le déficit se confirme, les pertes s’accumulent, et faute d’un soutien financier pour les compenser, la CMN est amenée à annoncer la suppression de la liaison.
Or, 500.000 euros par an c’est moins que ce qu’il est envisagé d’accorder au tour de Corse automobile, ou à bien des manifestations de prestige aux retombées économiques encore bien moins évidentes. C’est une somme qui, au regard des budgets de l’action publique en Corse, et des fonds européens qu’une telle coopération inter-régionale européenne justifie de mobiliser, est ridiculement modeste.
Mais c’est sans sourciller que les pouvoirs publics corses refusent de s’engager dans ce dossier, et cela de façon d’autant plus scandaleuse que les pouvoirs publics sardes accordent de leur côté une subvention du double, un million d’euros par an, à la compagnie qui assure les deux rotations quotidiennes entre Bonifaziu et Santa Teresa di Gallura pendant la saison creuse, permettant une liaison les mois d’hiver.
Quand on se penche sur un tel dossier, on commence par se pincer pour vérifier que ce n’est pas un cauchemar, puis on est gagné par le vertige devant le gouffre d’incompétence et d’impéritie qui caractérise l’action publique en Corse dans le domaine économique en général, et dans celui de la coopération avec la Sardaigne en particulier !