Depuis le 28 novembre 2014, la SNCM est en redressement judiciaire, c’est-à-dire placée sous administration d’un mandataire judiciaire pour une période maximum de six mois. Ce mandataire doit expédier les affaires courantes tout en recherchant des repreneurs, et, après avoir mis leurs offres en concurrence, proposer un choix qu’il reviendra au tribunal d’effectuer.
Sinon, ce sera la liquidation judiciaire : licenciement de tous les personnels, mise en vente aux enchères des bateaux et des activités commerciales, et, pour la Collectivité Territoriale de Corse, la relance d’une procédure d’attribution de la Délégation de Service Public actuellement détenue par la SNCM, par une procédure qui prendra nécessairement plusieurs semaines. Date limite : le 28 mai 2015, en pleine avant-saison touristique ! Autant dire que pour la Corse, les enjeux sont maximum.
Le point sur les offres
Le rapport d’étape qui analyse les propositions de reprise reçues avant le 02 février 2015 liste trois offres complètes et une lettre d’intention. La première est de Christophe Garin, ancien Président du Conseil d’Administration du Port Autonome de Marseille, avec « faculté de substitution au profit de sociétés à créer », la seconde par Baja Ferries, société exploitant trois ferries dans la Mer des Caraïbes, avec « faculté de substitution au profit de la société France Ferries à créer », et la troisième par le groupe économique Rocca, entreprise ajaccienne parmi les leaders de l’économie insulaire. La lettre d’intention vient de la société grecque Attica Holdings, cotée à Athènes et gérant une douzaine de ferries entre les ports grecs et italiens. Mais son offre n’est pas chiffrée comme le sont les trois autres. S’y ajoutent trois lettres d’intention d’inspiration fantaisiste selon le rapport qui ne les mentionne que pour mémoire.
Toutes ces offres ont deux points communs, qui sont présentés par tous les candidats comme deux préalables incontournables. Le premier est que la future société devra conserver la Délégation de Service Public entre Marseille et la Corse « sans remise en cause », c’est-à-dire à son niveau financier actuel d’environ 60 M€, et la seconde, que la cession d’activités à la nouvelle entité soit considérée comme une « discontinuité économique », de façon à ce que les amendes exigées pour infraction à la législation européenne sur les aides d’Etat –deux fois 220 M€ !- puissent être annulées. Il n’échappe à personne que cette revendication d’un traitement mélangeant « continuité » pour garder sans repasser par un nouvel appel d’offres la dotation actuelle, et « discontinuité » pour échapper aux amendes européennes, est un exercice de haute voltige juridique dont le succès est très difficile à garantir.
Si tant est que cet obstacle est franchi, les trois offres présentent des « business plans » assez éloignés. Tout d’abord pour le chiffre d’affaires prévisionnel que Garin estime à 230 M€ au bout de deux ans, Rocca à 182 M€ et Baja Ferries à 175 M€. Le décalage entre la première offre et les deux autres est considérable, surtout si on fait abstraction des 60 M€ de la continuité territoriale. Entre les 170 M€ de recettes commerciales hors dotation prévues par Garin et respectivement 122 M€ et 115 M€ prévus par Rocca et Baja Ferries, le gap est +50% ! A se demander s’ils ont bien travaillé sur les mêmes réalités économiques.
Fort logiquement, le CA « gonflé » de Garin lui permet de s’engager sur le maintien de davantage d’effectifs -897 postes-, alors que Rocca en prévoit 670 (-25%) et Baja Ferries 708 (- 21%) . Ces chiffres sont à comparer aux presque 1.800 équivalents temps plein actuellement salariés par la SNCM. Plus de 50% de postes supprimés pour la plus généreuse des offres, qui n’est pas nécessairement la plus prudente pour ses prévisions de recettes : le séisme social sera colossal dans tous les cas de figure.
Second critère d’analyse : la solidité financière du repreneur. Des quatre qui sont en lice, seuls trois d’entre eux présentent des bilans. Attica Ferries se détache par son chiffres d’affaires (260 M€) provenant de l’exploitation de 12 ferries, mais ses 27 M€ d’excédent d’exploitation n’empêchent pas une perte nette de 10 M€ en 2013, ce qui signifie qu’elle est lourdement endettée.
Rocca affiche un résultat net positif de presque 5 M€ pour un chiffres d’affaires de 72 M€. Le chiffre d’affaires de Baja Ferries est assez proche à 62 M€, mais on ne connaît pas son résultat net.
Quant à la candidature de Christian Garin, elle ne fait état d’aucune base arrière financière. Tout juste fait-il savoir dans la presse spécialisée (le Marin du 04/02/2015) qu’il est adossé à des « investisseurs norvégiens que je connais depuis trente ans », citant son « ami Rolf Wikborg, banquier d’affaires américano-norvégien [qui lui] apporte toute son expertise et ses conseils dans la réalisation de ce projet ». Conseils et expertise n’étant pas des arguments « sonnants et trébuchants », et le dossier remis au tribunal ne faisant pour l’heure aucune référence à Rolf Wikborg, l’offre de Christian Garin reste plutôt floue.
Le spectre de la liquidation judiciaire
Ce point sur les offres reçues est donc assez inquiétant. Il n’y a pas de repreneur candidat qui ait l’envergure du « sortant » Transdev, filiale de Véolia et de la Caisse des Dépôts et Consignations. Pendant longtemps, on a cru que la Compagnie Méridoniale de Navigation, filiale du géant européen du transport STEF, serait candidate, ce qui n’est pas le cas. L’offre Garin demande à tout le moins à être précisée quant à sa crédibilité financière, et étudiée de près pour ses hypothèses bien plus optimistes que les deux autres. Baja Ferries apparaît comme un acteur secondaire du secteur, très loin de Marseille et de la Corse, sans aucune base arrière en Méditerranée. Le grec Attica Holdings n’en est qu’au stade de la déclaration d’intention, et Rocca Transports apparaît au bout du compte comme l’offre la mieux charpentée, mais avec un handicap « professionnel » du à son manque total d’expérience dans le maritime. Dans ces conditions, et compte tenu des préalables posés, d’un côté sur la continuité de la dotation de la CTC, et d’un autre côté sur la discontinuité juridique devant permettre d’annuler les amendes faramineuses décidées par l’Europe, on reste sceptiques sur l’issue de la procédure actuelle comme pouvant amener à une reprise crédible de l’activité.
Aussi, on est bien obligé de considérer le spectre de la liquidation judiciaire, d’autant qu’une décision européenne favorable semble assez peu probable même si les propos de Valls affirment le contraire.
La période en cours de redressement judiciaire est autorisée jusqu’au 28 mai 2015. Si, faute de repreneur, la liquidation judiciaire est prononcée à cette date, la continuation de l’activité peut être autorisée par le tribunal pour une durée maximum de 2 mois, et les contrats de travail devront être dénoncés au plus tard 21 jours après. Ce compte à rebours, si on le démarre au 28 mai, nous amène …. au 15 août ! Quels bateaux seront alors disponibles pour les lignes de Corse qui connaitront à ce moment un trafic de pointe, avec quels personnels, et dans quel cadre juridique vis-à-vis de la dotation de continuité territoriale ? Mystère et boule de gomme ! Sans compter les mouvements sociaux largement prévisibles de la part des personnels licenciés. La situation tournerait alors au cauchemar, aussi bien pour les 1.800 salariés de la compagnie maritime que pour les milliers de professionnels qui en Corse vivent, en tout ou partie, de l’économie touristique. Il n’est pas certain qu’il y ait, à cette heure, dans le contexte d’une campagne électorale territoriale fixée à décembre 2015, un pilote dans l’avion capable de faire face à un tel trou d’air !
Dès lors, quel pronostic peut-on poser pour la suite des évènements ? Pour les raisons que l’on vient de décrire, le tribunal devrait tout faire pour éviter la liquidation judiciaire au 28 mai 2015, et, à tout le moins décider de la reporter à l’automne. La période d’observation qui s’achèvera le 28 mai peut être prolongée de six mois par simple décision du tribunal. Gageons qu’il ait déjà prévu de le faire. Même si les caisses de la compagnie n’ont pas forcément la trésorerie nécessaire pour tenir longtemps, les mois d’été génèrent des recettes qui devraient permettre de franchir le cap. Mais le problème restera entier, et il ne pourra être différé plus longtemps une fois septembre venu.
Dans ces prolongations judiciaires, d’autres propositions pourront-elles parvenir au Tribunal ? Ou bien les poids lourds du secteur déjà engagés en Corse, Corsica Ferries et CMN, se manifesteront-ils enfin ? Pour Corsica Ferries, qui d’ailleurs soutient la démarche de Patrick Rocca, cela semble exclu, au vu des contentieux passés, de récupérer les navires et personnels de la SNCM. La CMN bénéficie d’une expérience corse éprouvée, et il est probable que beaucoup voudront compter avec elle.
Au jour d’aujourd’hui la roue continue de tourner. Ma semu à a strinta di u saccu !