L’immense émotion suscitée par le massacre de Charlie Hebdo est à la mesure de l’horreur ressentie face à l’assassinat de personnes innocentes, de la terreur engendrée par le fanatisme et la sauvagerie de ses actes, mais aussi par la cible atteinte au travers d’un média satirique, aux messages certes provocateurs et pas toujours appréciés par ceux qu’ils visaient… mais qui symbolisait la liberté d’expression et surtout, un droit que jusqu’à la fameuse affaire des « caricatures de Mahomet » on ne pensait pas voir menacé : le droit de rire.
Au-delà des sentiments créés par l’épouvantable agression, il y a le choc de cette prise de conscience qui n’avait pas été perçue jusqu’ici à sa juste proportion : nous sommes en guerre. Une guerre sournoise, sans ennemi visible, sans ligne de démarcation, où le civil est cible privilégiée pour nourrir la terreur et peut être frappé à tout moment. C’est certes l’émotion et la compassion qui ont fait se mobiliser des millions de personnes à travers le monde. Mais c’est surtout cette conscience d’une sécurité perdue et d’un monde nouveau qui s’est ouvert depuis les attentats du 11 septembre 2001, et plus encore depuis ce 7 janvier 2015. Le refus de cette menace est la première raison de la réussite de ces rassemblements spontanés.
Il y a aussi et surtout le rejet du fanatisme qui invoque (j’allais dire salit) la religion. Dieu, quel qu’en soit le nom, n’est-il pas amour, morale et pardon ? Que l’on puisse tuer en son nom est incompréhensible au commun des mortels. Ne pouvoir comprendre de tels actes est douloureux à l’intelligence humaine. On partage alors le deuil et on éprouve le besoin de le manifester de manière collective. Ce qui prouve que notre société est encore saine et à quel point le fanatisme reste à la marge. Le terrorisme est l’arme des faibles.
Enfin il y a l’atteinte au droit de rire. Certes les choses étaient prises au sérieux, Charb et ses collaborateurs avaient été menacés, les locaux du journal incendié, et une protection rapprochée de son directeur mise en place, mais, réellement, l’opinion et les médias n’avaient pas vraiment pris conscience de la signification de cette « fatwa ». Sinon, il y aurait eu bien avant l’irréparable, une telle mobilisation et peut-être, oui peut-être, que nous n’aurions pas à pleurer des innocents aujourd’hui. Il faut donc vivre avec ce remord de notre impuissance, voire de notre indifférence. « Charlie » s’est trouvé seul en première ligne dans ce combat pour le droit de rire. Certains ne se sont pas privés même de le lui reprocher en son temps… les débats sur « peut-on tout dire ? » n’ont pas manqué et ils n’étaient pas toujours à l’avantage de ceux auxquels aujourd’hui des millions de personnes à travers le monde s’identifient.
Pourtant s’accorder le droit de rire de tout est fondamental. Le rire c’est parfois ce qui reste lorsqu’on a usé de tous les arguments, c’est une manière de dire par la dérision ce qui est trop difficile de faire passer comme message. Pour les dessinateurs de presse, véritables artistes, c’est une façon d’exprimer au bout d’une mine ce que d’autres peuvent dire par des pages de journaux. C’est donc un pouvoir car il s’adresse à tous en un simple clin d’œil. Mais c’est avant tout de l’art. Et l’art est libre. Bien sûr la caricature fait grincer des dents, un coup de crayon subtil et de la finesse d’esprit, mais ça n’est qu’un dessin. Ça n’a jamais tué personne, comme disait Charb. Et, finalement, comme le disait aussi si bien Cabu, les dessinateurs ne sont que des « saltimbanques », des gens qui ne se prennent pas trop au sérieux, même s’ils sont conscients du pouvoir qu’ils ont. Leur mission avant tout : faire rire, sourire, avant même que de réfléchir. Et ceux-là le faisaient avec un grand talent. Leur humour cocasse nous manque déjà tellement. On aurait aimé savoir comment ils auraient traduit tant de situations ubuesques vécues tous ces derniers jours…
Wolinski, Cabu, Charb, Tignous… de la vielle équipe de Hara Kiri… il faut leur disparition pour se rendre compte qu’ils étaient d’une race en voie d’extinction. Même en France, que le monde a présentée comme un pays « qui a cette tradition » du dessin satirique. Et ça aussi c’est un drame.
Car la satire, c’est in fine une respiration de la démocratie. Une garantie supplémentaire de nos libertés. Si elle déplait, on n’a aussi le droit de ne pas rire, d’être mécontent, et pourquoi pas de se porter devant les tribunaux. Des lois protègent contre l’incitation à la violence, à la haine, au blasphème. Mais ôter la vie pour un dessin…
Le drame dans le drame, c’est de constater à quel point il y a dans le monde des gens qui n’ont jamais appris la dérision. Des gens qui n’ont pas appris à rire, à penser, à aimer, mais à haïr et à tuer.
Le monde peut-il se relever d’une telle prise de conscience ? Quels sont les mécanismes à mettre en place pour ne plus nourrir ces extrémismes et cette intolérance ? Ce sont les questions auxquelles la société et les pouvoirs publics sont confrontés aujourd’hui.
Il y a du travail en France, pour réviser tous les ressorts de la démocratie, mais il y en a aussi en direction des autres pays, et notamment des pays musulmans. Il faut avant tout un retour aux valeurs de la démocratie, de la tolérance, de l’amour. Il faut de la solidarité, de l’intelligence dans l’analyse des situations, et de la volonté pour semer partout, et plus particulièrement dans les pays où l’on n’a pas appris à rire et à aimer, une autre image de l’homme.
Fabiana Giovannini
Dans ARRITTI n° 2403 du 15.01.2015.