Ces trois journées, de l’attentat-massacre contre la rédaction de Charlie Hebdo aux méga-manifestations du dimanche qui a suivi, resteront dans l’Histoire. C’est toute la société qui a été atteinte, qui s’est sentie déstabilisée, et qui a été habitée par un irrépressible besoin de réaction collective. Elle s’est exprimée avec éclat à travers des millions de manifestants.
La France dans ses tréfonds a ressenti la violence de l’agression, et il n’est pas un endroit, y compris en Corse, sans qu’une manifestation ne vienne témoigner de l’émotion populaire. Et cette réaction est allée au delà de la France, comme en témoigne l’impressionnant pannel de chefs d’Etat qui avaient fait le déplacement pour marcher dans les rues de Paris, tandis que dans un très grand nombre de capitales des dizaines de milliers de manifestants se sont rassemblés. Comme au lendemain de l’attentat des tours jumelles de New York, c’est dans le monde entier que l’on s’est senti atteint par les attentats parisiens.
En France, en Europe, et au delà, cette réaction digne et massive a rassuré. C’était essentiel, et c’était même vital pour rasséréner des opinions publiques mises sens dessus dessous. Mais les lendemains de cette épreuve collective seront décisifs pour conjurer le risque d’une crise profonde et lourde de conséquences.
Car les ressorts qui ont amené les attentats de Paris n’ont rien perdu de leur actualité. Dans les confins du Proche Orient tout d’abord, la crise politique s’amplifie jour après jour, en Irak, en Syrie, jusqu’en Libye, sans oublier un Afghanistan toujours aussi explosif avec ses ramificatios au Pakistan, et, par le biais des diasporas, dans l’ensemble des pays anglo-saxons.
Quels seront les points d’ancrages par lesquels les « Nations Unies » pourraient rétablir un espoir d’amélioration et une marche vers la Paix ? La résistance kurde en est une face à un « Etat Islamiste » qui veut porter le « jihad » aux quatre coins du monde. Une priorité évidente devrait être de stabiliser enfin le conflit israélo-palestinien qui depuis les accords d’Oslo il y a vingt ans, est resté sans solution, après qu’un attentat terroriste ait tué Yitzhak Rabin. La présence conjointe du premier ministre israélien et du président palestinien à la manifestation de Paris pourra-t-elle enfin débloquer la négociation ?
Un autre ressort de la mécanique infernale terroriste est intrinsèque à la société française. Le terrorisme des frères Kouachi et de Coulibaly, nés et grandis en France, aurait-il surgi au Danemark dont la presse a la première publié les fameuses caricatures sacrilèges ? Probablement pas, car les commanditaires de l’Etat Islamiste ou d’Al Qaïda ont besoin d’un vivier de jeunes à embrigader, parmi des populations marginalisées et extrémisées dans les sociétés où elles vivent. De la même façon que la « bande à Baader » des années 70 étaient un terrorisme allemand, en prise sur une société allemande ravagée par le traumatisme du nazisme, les brigades rouges italiennes une dérive gauchiste proprement italienne dans les même années post-soixante-huitardes, le terrorisme qui s’est déchaîné à Paris a des racines profondément françaises dont le parcours des trois soldats perdus du jihad est l’illustration.
On sent bien que les réactions anti-islam les plus primaires, relayées par tout ce que la France recèle de racisme anti-arabe depuis la colonisation et la guerre d’Algérie, ne pourront qu’exacerber un peu plus les haines les plus inextinguibles, celles qui conduisent aux extrémités irréparables. Le vivier des terroristes potentiels que les fatwas d’Al Qaida et de l’Etat Islamique poussent au crime est un vivier français ; il n’a que faire de la remise en cause des accords de Schengen et de toute la démagogie sécuritaire dans laquelle le jeu politique français se complaît régulièrement ; et il ne se résume pas aux trois égarés du jihad abattus par la police la semaine dernière.
De cette réalité, il a été pris conscience bien avant les meurtres en série de Charlie Hebdo, et sans doute les services de police ont-elles largement failli dans leur mission de prévention face à un risque que chacun savait pressant. Le précédent de Mehdi Nemmouche, au profil tout à fait semblable, abattant à Bruxelles les visiteurs du musée juif, puis se faisant arrêter par le plus grand des hasards à Marseille par des douaniers lors d’une opération anti-drogue, avait déjà montré que des trous béants existaient dans les dispositifs de sécurité français. Que, six mois après, trois autres « fous de Dieu » aient pu se préparer et passer à l’acte malgré leur passé extrêmement chargé est bien sûr préoccupant.
Reste enfin le traumatisme profond que les assassinats du 7 janvier laisseront dans tous les esprits en France. Cela tient en grande partie à ce que les victimes ne sont pas des anonymes, mais des gens connus et reconnus par une très grande majorité des français. Wolinski, Cabu ont accompagné de leur talent des générations successives. Plus jeunes, Tignous et Charb étaient largement médiatisés depuis qu’on les savait ciblés après l’affaire des caricatures il y a dix ans.
Ce terrorisme ciblé est encore plus effrayant que le terrorisme aveugle. En parvenant à leurs fins, les djihadistes ont frappé les esprits davantage qu’un attentat tuant des anonymes. Le besoin de répondre à cette agression en était encore plus impérieuse. Les manifestants du 11 janvier ont répondu à cette attente.