La paix est un bien fragile, qui, en Ukraine, est de plus en plus menacé. Après la Crimée, rattachée de fait à la Russie, l’ensemble des territoires russophones sont en rébellion contre le pouvoir central de Kiev et servent la politique d’expansionnisme russe de Vladimir Poutine.
Cela va jusqu’en Moldavie, en Transnitrie, où les « russophones », c’est à dire des populations d’expression russe dont la présence est pour l’essentiel issue de l’empire soviétique, sont majoritaires. Cette influence russophone recouvre en fait toute la façade maritime au nord de la Mer Noire, y compris Odessa qui est le grand port de l’Ukraine.
« Les élections de Moldavie ont donné une majorité aux partis pro-européens » ont annoncé les médias ce week-end. Mais cette majorité est hybride, et le fossé des populations a été confirmé par les urnes. L’optimisme éditorial risque fort d’être de courte durée, et ce scrutin moldave est un nouvel encouragement donné aux plus faucons au sein de l’Etat-major de Moscou.
Potentiellement, en s’appuyant sur une démocratie formelle facilement manipulable, Vladimir Poutine peut prétendre annexer le tiers sud-est de l’Ukraine et tout l’est de la Moldavie, formant ainsi un continuum territorial aux marches de l’Europe, tout en contrôlant totalement l’accès à la Mer Noire. C’est évidemment un enjeu fondamental.
Comment l’en empêcher ? Ou, plutôt, comment limiter cet expansionnisme sans rentrer dans une guerre frontale aux effets dévastateurs ? Car le crash d’un avion de ligne l’été dernier suite à un tir de missile très probablement intentionnel a montré qu’une vraie guerre pouvait bel et bien succéder au « conflit limité » auquel on a assisté jusqu’alors.
L’Europe a dégainé l’arme des sanctions économiques, en dosant les effets sur l’économie russe : suffisamment, du moins l’espère-t-elle, pour dissuader ses dirigeants d’engager l’effort de guerre que supposerait l’annexion de nouveaux territoires après la Crimée, mais pas au point d’enclencher un mécanisme de représailles dont elle paierait un prix économique trop élevé. Poutine a donné le ton quand il a menacé d’interdire le survol de la Sibérie aux compagnies européennes pour gagner l’Asie. Le surcout qui en résulterait sur ces lignes éliminerait de facto Air France, Lufthansa et d’autres de ce marché essentiel pour elles, où la concurrence est de plus en plus rude avec les compagnies du Golfe et même chinoises. Cela provoquerait leur faillite de façon aussi certaine que la SNCM !
La limite de l’exercice est d’ailleurs donnée par la France qui ne sait comment ne pas livrer des navires de guerre ultra-modernes commandés par la Russie, alors que ces bateaux donneraient à cette dernière un avantage naval essentiel à la conquête des ports de la Mer Noire. Paris essaie de gagner du temps, mais n’espère qu’une chose : une accalmie diplomatique qui permettrait d’honorer le contrat signé par les Chantiers Navals d’Etat.
Aussi, l’Occident a dégainé une nouvelle arme économique avec l’aide de l’OPEP, et donc des Américains. En effet, la décision prise lors du dernier sommet de l’OPEP de laisser se poursuivre la chute des prix du pétrole en continuant d’inonder le marché avec du brut venu des champs pétrolifères du Moyen Orient modifie la donne géopolitique. Car la première victime de cette baisse des cours est la Russie, dont la force économique et financière dépend avant tout de sa manne pétrolière. Les experts ont évalué qu’à son niveau actuel, la chute des cours du pétrole a déjà un impact économique sur la Russie deux fois plus important que celui des sanctions financières européennes. Et ce n’est pas fini, car la chute des cours du pétrole arrange à peu près tout le monde à part les Russes, du moins à court terme : les Saoudiens eux-mêmes qui étranglent ainsi la concurrence, notamment celle des pétroles de schiste ou des nouveaux champs pétroliers à grande profondeur plus coûteux à exploiter ; les Européens pour qui cette détente sur les cours du pétrole est un ballon d’oxygène économique pour sortir de la crise ; et peut-être même les Américains qui arrivent à saturation quant à l’impact écologique de l’exploitation des gaz et des pétroles de schiste, que la chute des cours va nécessairement limiter.
Le pari de la diplomatie occidentale est que la négociation prendra rapidement le pas sur l’escalade militaire pour arriver à un accord de paix durable entre la Russie et l’Europe. On peut effectivement l’espérer, en constatant que les moyens de pression économique mis en place semblent effectivement dissuasifs pour qu’un conflit déclenché par la Russie aille au delà des foyers actuels de tension.
Mais il faut rapidement ouvrir un cadre pour des négociations. Celui du Conseil de l’Europe, où siègent tous les membres de l’Union Européenne, ainsi que l’Ukraine, la Russie ou la Moldavie, est tout indiqué, et c’est le message que le pape François a fait passer lors de son récent voyage à Strasbourg. Message relayé auprès de l’Eglise orthodoxe, très influente au sommet de l’Etat en Russie, avec qui un front commun a été annoncé pour lutter contre l’intégrisme islamiste du Moyen Orient qui menace toutes les autres communautés religieuses. Le Conseil de l’Europe a développé un corpus de textes et de traités protecteur pour les droits des minorités. C’est d’ailleurs l’abrogation de certains de ces textes par le nouveau pouvoir ukrainien qui a été à l’origine de la révolte des populations russophones du pays, tout comme de l’inquiétude des minorités hongroise et roumaine qui vivent aux frontières à l’ouest du pays. Ce cadre est donc crédible pour toutes les parties.
Toutes ces évolutions sont possibles, mais rien n’est encore joué. En Ukraine, tout peut encore déraper.