#Corse Conférence publique du Docteur Edmond Simeoni à Bastia le 29 juin 1987

(Unità Naziunale – Publié le 10 mai 2018 à 16h58Conférence publique du Docteur Edmond SIMEONI à Bastia, le lundi 29 Juin 1987. (Source)

 La Corse au bord du gouffre 

Gravement malade depuis 4 ans,  conscient de le rester, ne militant dans aucune organisation politique depuis lors, j’ai achevé simplement mon mandat de conseiller municipal de Bastia.  J’ai donc eu tout le loisir, d’observer de lire, d’écouter et surtout de dialoguer librement avec les Corses et les non-Corses de tous les milieux, de toutes les opinions appartenant à toutes les formations ; et aussi de dialoguer avec de nombreux élus. J’ai essayé sans succès je dois en convenir, d’apaiser île, de susciter des convergences. Durant cette longue période,  ma réflexion s’est élargie, peut-être enrichie et je veux sans aucune prétention la partager avec vous.

C’est une évidence «le constater que la situation en Corse se délite  gravement et de façon croissante, depuis une décennie.  D’où l’impérieux devoir de parler et le thème choisi pour ce faire.

Je me propose de vous faire un exposé de la situation, de remettre un texte récapitulatif aux journalistes, de répondre à leurs questions puis à celles du public

Je me place sous le signe d’une double fidélité :à humanisme a la Fraternité ensuite à la terre de Corse à notre communauté, partie intégrante de la communauté des hommes.
Cela m’apparait non seulement compatible mais nécessairement complémentaire ; ma démarche ne comporte ni calcul ni manœuvre contre quiconque. Je parle en mon nom personnel, non pas comme un sauveur ou comme un messie mais tout simplement comme un citoyen désireux d’apporter sa modeste contribution à l’indispensable et urgente démarche commune et salvatrice.

En préambule, je veux m’incliner avec compassion et respect devant toutes les victimes d’hier sans exception les morts et blessés et devant leurs familles, je veux témoigner de ma compassion à ceux et  celles qui souffrent de l’angoisse des lendemains, des destructions ruineuses, des privations de liberté, des discriminations et aussi du racisme cl de toutes les exclusions matérielles et affectives.

problème qui nous interpelle est simple et complexe à la fois mais il me semble clair :

A) La Corse  

Le  Peuple Corse multimillénaire, fruit  de sédimentations  successives, est depuis toujours une société e brassage et tient sa reconnaissance, non pas d’un texte officiel en l’occurrence,  le préambule du Statut particulier ni même de quelques affirmations ;  il n’est pas irrévérencieux de le dire au Président de la République Française,  II tient sa reconnaissance de l’Histoire. L’occulter, le nier n est conforme ni à la vérité, ni à la justice et ne peut constituer un facteur de Paix

Notre communauté habite un Pays insulaire, la Corse, terre d’identification et d’hospitalité s’il en est,  qui a toujours intégré sans restriction ceux qui l’ont voulu et qui doit, à mon sens,  continuer de le faire. La terre et les Hommes sont ici indissolublement liés.

Mais les plaies de  la Corse sont multiples : le constat répétitif, lassant, est  parfaitement connu, sera donc abrégé.

1°) L’économie est en difficulté.

On peut schématiser :L’agriculture est en perdition  avec une dépendance agroalimentaire quasi totale Sécheresse et incendies nous pénalisent

  • Le tourisme mal maîtrisé et est en  retard.
  • L’industrie est quasi inexistante et commerce anémique.
  • Les transports sont inadaptés et onéreux.
  • Il existe de graves problèmes sociaux, des entreprises en liquidation ; un  chômage supérieur à 14%, ce qui n’est pas spécifique.
  • L’intérieur agonise comme dans presque toute l’Europe
  • La formation des hommes insuffisamment opérationnelle. Il y a une  faible création de richesses propres et une forte proportion de  transferts sociaux, de subventions et de dotations occupent une part trop large des flux financiers ;  mais nous avons des habitudes de consommation et un bon niveau de vie en général, même s’il est artificiel.
  • En 1992 c’est à dire demain, nous devons affronter le Marché Unique Européen ; si rien n’est changé,  il est aisé île prévoir le résultat catastrophique de la juxtaposition de la concurrence entre notre Région –  nous ne sommes pas seuls dans ce cas et nous le verrons plus loin –  et des économies de premier plan riches, entreprenantes et hyper développées.

2°) – La Société Corse est gravement malade.

La démocratie y est souvent rouillée ; la culture est aliénée tandis que ta démographie vacille au plan structurel et que le chiffre de notre population est manifestement trop faible ; elle est mal répartie dans l’espace : la société civile Corse manque par trop de volonté, de savoir-faire et souffre de nombreux blocages.  Naturellement nous n’échappons pas aux fléaux modernes : drogue et criminalité s’y développent de façon très préoccupante tandis que le sida ne nous épargne pas.

La Corse est malade de la  violence ;  raccourci simplificateur, elle est un  drame pour ceux qui la subissent mais aussi pour ceux qui la pratiquent parce qu’ils sont souvent désespérés. I, ‘expliquer ne consiste pas à justifier la violence qui devient cependant le bouc-émissaire de toutes les difficultés, l’alibi, de tous les conservatismes et le refus  de la moindre novation

Mais lu Corse est surtout malade au plan moral et psychologique : ayant perdu depuis très longtemps une grande partie de ses valeurs traditionnelles (le goût du travail,  le respect des autres, la solidarité, l’honneur ; elle devient une société sans références qui parait frappée d’inhibition qui semble démissionnaire et pervertie

 3°) Et pourtant la Corse a des atouts majeurs 

Des atouts physiques exceptionnels. Une population locale intelligente, facile à former de nombreuses élites sur place et à l’extérieur.

L’ensemble des dépôts dans les banques et les caisses d’épargne atteignait, au mois de décembre 1986,  un chiffre supérieur à 11 milliards de nouveaux francs : mais le pactole de I ’épargne est faiblement réemployé sur place.

Les idées nouvelles sont très largement diffusée dans a population ; ce constat est sous-estimé mais il est vrai qu’il n’y a pas adéquation entre les convictions et les pratiques.
La  passion de la jeunesse Corse pour son Pays peut être une carte maîtresse tandis que sont indéniables, la vigueur culturelle et la créativité afférente, l’extension de la vie associative, les efforts, lu volonté le courage et le succès de nombreux acteurs économiques et sociaux, mais trop isolés.

Voilà sommairement résumé, avec sûrement des lacunes,  notre problème qui ne nécessite dans son examen ni complaisance ni nombrilisme et dans son traitement,  ni excès,  ni bouleversement et surtout ni désespérance

Car la situation de la Corse n’est pas désespérée ; ce sont les Corses qui désespèrent 

B) – L’approche des causes : 

ici la complexité s’aggrave car nous sommes confrontés à une constante du comportement humain. En tous lieux et de tout temps, les hommes confisquent à leur profit exclusif les succès,  les acquis, les louanges ;  et ils imputent à la fatalité mais de préférence aux autres, les échecs, les carences,  les critiques comme par hasard à leurs adversaires.  On voit bien à un des fondements dramatiquement faux de l’esprit partisan et du manichéisme,  tous deux également négateurs de la démocratie et donc fatalement pourvoyeurs d’incompréhension puis générateurs d’affrontements

Pour tenter une nouvelle approche, plus soucieuse d’impartialité, nous allons donc essayer d’innover ;  fréquemment les gens de bonne foi  et d’autres moins désintéressés m’attribuent une large part de responsabilité dans la situation actuelle de la Corse. J’en accepte le reproche. En effet il y a bientôt 20 ans, je n’aurais pas dû avec mes camarades –  je ne peux évidemment parler qu’ en mon nom –  occuper les bâtiments publics,  barer des routes, m’ insurger,  m’affronter 50 fois avec les forces de I ‘ordre ;  j’aurais toujours dû garder en paroles et en actes, le sens de la mesure ; j’aurais dû être plus tolérant et moins partisan Je  n’aurais pas dû occuper la .cave d’Aléria,  en 1975, cave  où sont morts deux hommes jeunes et où  un autre a été gravement blesse.

Certes la Cour de Sûreté de l’Etat peu  suspecte de complaisance à mon égard,  m’a certes blanchi du meurtre et de complicité en ce qui concerne les deux gendarmes ;  mais depuis cette date, j’ ai la conviction charnelle, car les hommes sont morts sous mes yeux,  qu’ aucune cause au monde n’ autorise des blessures et à  fortiori la mort.

Je mesure soyez en sûrs,  le caractère puéril et l’angélisme de mon propos et pourtant ma conviction sur ce plan est inébranlable.  Je regrette de ne pas avons été assez efficace pendant mon court mandat à I Assemblée de Corse et je ne conserve aucune rancune à quiconque pour mes séjours en prison et pour les graves attentats que ma famille et moi-même avons subis.  Nous laisserons le soin à la population el peut-être a I ‘ histoire d’alourdir si besoin est, ce bilan autocritique,  mettre à jour mes motivations et  déceler les éventuels aspects positifs de I ‘action que nous avons menée.

A celte contrition publique, je convie de façon fraternelle, non polémique et  suivant la même méthode,  tous ceux qui depuis cinquante ans, ont exercé les responsabilités en Corse, à tous les échelons de la vie publique ;  j’y convie aussi les gouvernants,  les Corses eux-mêmes, les non- Corses et pour une période plus récente, les militants clandestins de façon anonyme bien sûr ;  I ‘opinion pourra ainsi juger s il y a eu ou s’il y a encore des atteintes à la démocratie, si l’acculturation des Corses est une réalité : si le sous-développement économique existe ; si les promesses officielles ont été toujours tenues ;  si  les  fruits du développement  ont été équitablement répartis ;  si les droits de l’homme ont été bafoués en Corse ; s’il existe des injustices sociales majeures et si il  y a eu du racisme anti-corse ;   si les conditions de parité et de progrès ont été créées, si le fonctionnement de la Justice a été satisfaisant ; s’ il y a eu des « polices parallèles »  et nous saurons aussi alors quels sont les éventuels responsables.

Pour l’appréciation des périodes antérieures à la phase contemporaine,  il suffit de lire les journaux et les livres d’Histoire ; ces derniers ont tout consigné, bien avant la période romaine ;  chacun peut apprécier l’évolution de la société corse, la réalisation et Ia qualité des tutelles successives avec, en regard la quête permanente éperdue et souvent mise en échec  de la Communauté corse, pour la liberté pour I ‘Identité et pour la justice. Mais notre réflexion serait amputée si nous  n’intégrions pas la Corse a la révolution du monde avec ses dominances, ses violences, ses différents modes de vie ses zones géostratégiques, par exemple la Corse est en Méditerrané et où la  France a des intérêts légitimes.
La démarche que je préconise ne relève pas d’une petite habileté et, s’il en est de meilleure, je suis prêt à m’y rallier. Mon propos ne vise pas à  diluer les responsabilités à banaliser et à absoudre la violence, à renvoyer les protagonistes dos à dos.  Elle ne vise pas non plus à rendre la problématique confuse cl donc le problème insoluble.
Mais à mon sens, elle aurait l’avantage d’instaurer le dialogue au lieu de préparer les affrontements, de montrer que les vérités  sont partagées, que les responsabilités ne sont pas unilatérales, que nul homme,  nulle organisation, aucun régime ne peut s’exonérer d’une part de responsabilité certes d’importance inégale

C) * Le cœur du débat.

Je pense qu’actuellement le débat institutionnel ne présente aucun intérêt car l’urgence nous impose d’établir les priorités.  Nous devons essayer de façon concomitante et inévitablement imparfaite de  concilier les objectifs,  de promouvoir et enraciner la Paix de perfectionner la démocratie, d’amorcer le développement économique et social, de conforter et d’ouvrir la culture corse sur  toutes les cultures et en particulier sur la Méditerranée notre berceau naturel.

I °) –Les  protagonistes.

On peut y distinguer :Une  force réformiste existant dans toutes les structures mais atomisée et sans coordination.

Une force révolutionnaire modeste mais conséquente tout de même, déterminée,  idéaliste, relativement organisée et dont on annonce périodiquement le dernier quart d’heure (effet Broussard etc).

L’immense majorité de la population qui appuie l’Etat et la quasi-totalité de la classe politique pour refuser la violence, et exiger la fin mais qui, elle aussi veut des réformes réelles en Corse sur tous les plans, tout en refusant I indépendance.

Ce face à face est redoutable car l’Etat  et  les élus  refusent d’admettre la mouvance nationaliste et surtout la lutte de libération nationale. Chaque camp fourbit ses armes valorise ses seules victimes. L’atmosphère de la Corse devient irrespirable : attentats,  suspicions, primes à la délation, provocations, intolérance, manipulations, sont notre lot quotidien ; nous avons tous la hantise de l’étincelle ;  elle pourrait être fortuite ou délibérément provoquée qui déclencherait l’affrontement interne suicidaire.

Certes l’Etat l’emporterait  militairement et de  façon aisée mais au prix de morts,  de  blessés et surtout de cicatrices morales indélébiles avec, à plus ou moins long terme, la résurgence certaine d’autres mouvements clandestins moins vulnérable, mieux organisés et encore plus intransigeants. L’expérience le prouve ailleurs et ici-même.

2°) Les moyens du sauvetage. 

Il y a deux scénarii possibles :

  1. -Soit le F.L N décrète une trêve d’une durée suffisamment significative, juge des résultats obtenus à  l’issue de cette période et décide alors de ses choix
  2. -Soit le F L.N refuse de suspendre temporairement ses activités

a) La méthode : 

Dans les deux cas et plus encore dans le second, nous devons nous sentir nous tous qui habitons la Corse, directement concernés et nous engager en citoyens responsables partout où est la vie : sur les  les lieux de travail et de distraction,  dans les Associations, les Partis et les Syndicats dans les Administrations, dans les lieux de culte, à l’Université, dans les villages et les cités . etc… Il faut privilégier le dialogue, accepter l’écoute de toutes les opinions, même les plus antagonistes Si chacun fait un effort de tolérance et de compréhension, les véritables problèmes de la Corse peuvent être débattus sans aucun tabou.

* Les Organisations les Syndicats les Partis ont étudié la question corse, comme d’ ailleurs de nombreux élus et des services de I Etat ;  le matériel de réflexion est très abondant.

b| Les résultats sont possibles :

  • On peut améliorer les transports, (prix et fréquence)
  • ut créer des emplois, dans les secteurs publics et parapublics ; inciter des entreprises privées à  faire de même
  • On peut faire un effort important sur la culture car elle permet aux Corses d’être eux-mêmes ; elle les rassure sur leur destin collectif ; elle est un facteur puissant d’intégration pour le» non-Corse» qui le souhaitent. Elle est un élément de paix ; ici il est possible d’habiliter le D E A et la Maîtrise de langue Corse, éléments importants,  de valoriser les filières de recherche, en outre, comme en Bretagne, faut accorder le C.A P.E.S. et l’ agrégation. Les moyens de l’Université (financiers humains)  doivent être majorés car elle est jeune ; il est aussi possible sans  bouleversement et sans passe-droit de permettre le retour dans l’île de nos compatriotes qui le désirent ; que chaque camp se rassure ou le déplore il n’y aura pas de retour massif.
  • Les études concernant le Statut fiscal  et l’indivision peuvent être diligentées.
  • Avant de faire de grands projets il faut soutenir les entreprises existantes, en matière d’hôtellerie,  d’agriculture, de commerce et d’industrie.
  • Il faut préparer l’échéance de 1992. Nous sommes concernés comme d’autres îles qui doivent pouvoir s’insérer dans la C.E.E (voir les résultats de la Conférence des Régions Périphériques méditerranéennes CRPM.
  •  Il nous faut par un rattrapage financier, renforcer la formation des hommes, nos équipements sanitaires et sociaux,   culturels et sportifs ainsi que d’infrastructures (barrages routes etc ).
  • On peut créer des organismes de surveillance de la démocratie, de l’emploi des fonds publics, du respect des Droits de I’Homme, – il en existe d’ailleurs déjà – et surtout du respect des droits sociaux.

A mon avis, si par malheur un drame même terrible survenait en Corse, il faudrait réfléchir, se concerter,  rester mesurés et en éviter I ‘extension. Les sourires que suscite ce catalogue nécessairement incomplet mais, il n’est pas chimérique de le compléter et plus encore de le réaliser en tout ou partie pour peu que nous en ayons la volonté formelle.

C) Comment Agir ? 

Tous les habitants de la Corse sont concernés.  Ils peuvent initier la démarche par le dialogue et la concertation avec tous les décideurs,  avec le simple préalable d’arrêter des choix précis, raisonnables et largement consensuels.

  • En cas d’échec ils doivent agir par les innombrables moyens de I’action non violente (la parole, I’écrit, le débat public, les grèves administratives,  les pétitions, la désobéissance civile,  les grèves de la faim, les manifestations pacifiques, les grèves de travailleurs)  ne sont que des aspects d’une panoplie inépuisable où tout un chacun peut puiser. La créativité en  la matière n’est pas interdite.

CONCLUSION : 

L’avenir de la Corse est entre  les mains du peuple ; nul ne pourra le guider, le remplacer pour résoudre la crise historique qu’il affronte ;  la paix , l’identité, la démocratie , la justice sociale et la tolerance ne sont pas inaccessibles.

Docteur Edmond SIMEONI. 

Bastia, le lundi 29 Juin 1987

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