Un ordre pré-mafieux se met en place. La responsabilité de l’Etat peut être invoquée, mais il existe aussi d’autres responsabilités.
Président du Parc Naturel Régional de Corse, maire de Letia, président d’un établissement intercommunal, ayant aussi siégé à l’Assemblée de Corse, Jean-Luc Chiappini a été abattu par des tueurs inconnus. Depuis l’automne dernier, il est le troisième notable de Corse-du-Sud à succomber dans de telles circonstances. L’ancien bâtonnier Antoine Sollacaro et le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie Jacques Nacer, ont respectivement été tués le 16 octobre et le 15 novembre 2012.
Ces trois assassinats et leur mode opératoire s’inscrivent dans une longue série qui vaut à la Corse la sinistre réputation de territoire parmi les plus criminogènes d’Europe et les plus gangrénés par le crime organisé. Comme l’a rappelé le député Laurent Marcangeli : « L’assassinat de Jean-Luc Chiappini est un acte odieux qui va une fois de trop mettre notre territoire au banc des accusés. » Le ministre de l’Intérieur a immédiatement assuré que « tous les moyens seront mis en œuvre pour interpeller les auteurs et les déférer devant la Justice » et affirmé « l’engagement total de l’Etat, dans la durée, pour lutter contre toutes les formes de violence dont la Corse et ses habitants sont les victimes ».
Mais qui, dans l’île, accorde encore une crédibilité à ce genre de déclaration ? Personne, car les tueurs et leurs commanditaires agissent à leur guise et surtout bénéficient de circonstances particulièrement favorables. La plus évidente est bien entendu la démission de l’Etat durant des décennies, qui a permis au crime organisé de progressivement apparaitre comme un acteur majeur, incontournable et intouchable de la vie quotidienne insulaire. Aujourd’hui, certaines bandes ont quasiment pignon sur rue. Elles sont régulièrement mentionnées dans les médias et les conversations. Les noms de leurs membres présumés sont prononcés avec respect. Leur influence est évoquée avec déférence.
Il est communément admis qu’aucune initiative économique d’envergure n’est possible sans l’achat de leur aval, et que nombre d’entreprises sont entre leurs mains ou régulièrement « taxées ». Trop d’engagements présidentiels ou ministériels de combattre le crime organisé se sont révélés illusoires. Aujourd’hui, les Corses savent que l’île vit sous la coupe de bandes criminelles qui se partagent ou se disputent, l’arme au poing, des territoires et des rentrées financières illicites ; et que celles-ci ont même des relais au sein des sphères de décision politiques, socio-économiques ou administratives. La réalité est qu’un ordre pré-mafieux se met en place et que rien n’est encore vraiment fait pour s’y opposer.
Une idéologie « anti répressive »
La responsabilité de l’Etat peut être invoquée si l’on prend en compte sa longue démission, mais aussi si l’on considère que le crime organisé se nourrit de la crise économique et des spéculations qui affectent l’économie corse. Il serait toutefois erroné de s’en tenir là. Il existe d’autres responsabilités. Elles sont imputables à la société corse.
En écrivant cela, il n’est évidemment pas question d’adhérer au discours ambiant qui vise à faire croire que les Corses seraient collectivement, de par la « loi du silence », les complices du crime organisé. La plupart des Corses n’ont connaissance que de la rumeur qui court et des informations livrées par les médias. Quant aux personnes qui « savent » ou qui sont soumises à la loi des truands, on peut comprendre que le contexte les incite à observer le silence. En revanche, il existe des complaisances qui favorisent l’action du crime organisé. La première est imputable à la classe politique. Celle-ci a trop souvent tendance à relativiser ou taire l’influence de la grande criminalité. Il advient aussi qu’elle ouvre ses portes à des personnes ayant une proximité avérée avec des truands notoires. Ca qui constitue un signal désastreux adressé au corps social. En effet, même si les proches de criminels ne sont pas forcément des personnes peu recommandables, il est patent que leur présence dans les sphères de décision politique, accrédite l’idée que le crime organisé a ses entrées et des amis partout. La seconde complaisance réside chez bon nombre de Corses. A les en croire, les acteurs de la criminalité organisée qui « règlent leurs affaires entre eux » et « prennent l’argent où il est », seraient de moindres plaies sociales que les petits délinquants qui « volent les sacs des vieilles » ou « brûlent les voitures ». Ce raisonnement simpliste freine toute mobilisation citoyenne d’envergure qui pourrait d’une part, inciter l’Etat à davantage d’efficacité policière et judiciaire ; d’autre part, inviter la classe politique insulaire à plus de rigueur dans le choix de ses membres ou de ses relations.
Enfin, diffuse mais particulièrement nocive, une idéologie « anti répressive » s’oppose systématiquement à l’action de l’Etat. Certes, il est loin d’être irréprochable. Depuis 40 ans, de nombreux excès, dérives ou maladresses ont pu être observés de la part de ministres, de juges, de policiers ou de gendarmes en quête de notoriété. Il a aussi été constaté une propension parisienne à faire endosser aux Corses des responsabilités qui n’étaient pas les leurs, en particulier en voulant en faire de téméraires délateurs.
En revanche, le rejet par des insulaires de certains outils de lutte contre le crime organisé, n’est pas des plus heureux car il donne à penser que l’ensemble de la société corse s’accommode d’une évolution pré-mafieuse, ou du moins lui manifeste une forme de complaisance. Pour contenir le crime organisé, l’Etat ne peut tout faire, les Corses non plus. Par contre, sans un minimum de consensus et de compréhension entre ces deux parties, il est probable que les criminels continueront de dicter leur loi.
Pierre Corsi
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