Extrait du Nouvel Observateur de 1974 : « I FRANCESI FORA » «Dehors les Français» Ce slogan extrémiste pourrait bien devenir celui de tous les Corses si Paris n’apprend pas à les consulter.
« Libérez José Stromboni », « Libérez les patriotes. » En l’espace d’une nuit, l’autre semaine, les murs et les routes de Corse se couvrent de slogans. La peinture fraîche, noire, brillante, côtoie des inscriptions plus anciennes, fanées par le soleil : « La Corse aux Corses *, « Autonomie », « I Francesi Fora » (« Les Français dehors *).
Chaque poussée de fièvre sur l’île se traduit d’abord par des bombages, le plastic vient après, lorsqu’on en a assez du dialogue de sourds avec l’administration et Paris. Pour l’instant, il s’agit de mobiliser tous les Corses — les cent quatre-vingt mille de l’intérieur et ceux, beaucoup plus nombreux, de la diaspora : un million cinq cent mille, dont six cent mille sur l’hexagone, et de forcer les autorités à libérer deux hommes : José Stromboni, président de la Jeune Chambre économique de Bastia, et Mathieu Filidori, agriculteur, accusés d’appartenir au F.P.L.C. (Front paysan de Libération de la Corse), organisation dissoute, à l’origine de treize attentats depuis le 8 octobre dernier (1973 ndlr).
La mise à la disposition de la Cour de Sûreté de l’Etat de ces deux militants est apparue ici comme une vexation, une de plus « du pouvoir colonial *. Par centaines, des télégrammes de solidarité arrivent à la prison de la Santé, par milliers les Corses signent un manifeste de protestation. Le mouvement dépasse de loin les simples organisations autonomistes. Il s’agit d’une question de dignité pour tout un peuple qui se sent brimé par le pouvoir Central, s’en détache et affirme, son identité.
Les signes de cette évolution foisonnent : les macarons * CsC * apparaissent sur les pare-brise des voitures, phénomène désormais classique depuis le « BzH » breton ou l’« OC » occitan. A l’entrée des villages, les panneaux indicateurs sont corsisés,. les O deviennent U et les J des I.
Deux cents candidats passeront une épreuve de corse, en option, pour la première fois, au baccalauréat cette année.
Aimé Piétri, directeur du mensuel « KYRN», qui traite exclusivement des problèmes locaux et tire déjà à dix mille exemplaires, reçoit, depuis un an, quinze abonnements nouveaux chaque jour.
Les déplacements des équipes de football de Bastia ou d’Ajaccio deviennent d’occasions pour agiter le drapeau à tête de Maure el affirmer bruyamment son patriotisme corse.
Paris récolte le fruit des années de maladresses ou de mépris. Les C.R.S. patrouillent sans discrétion dans l’ile. « La répression devient la priorité », affirme un restaurateur de Casamozza, qui explique : « En juin, deux jours avant une manifestation anti-boues rouges, des renforts de C.R.S. ont été dépêchés du continent par avion. Au même moment, la forêt brûlait, les pompiers, eux, sont arrivés par bateau. * Lorsque la police, qui multiplie ses barrages la nuit, demande son identité à un automobiliste, il décline son nom, ajoute souvent : nationalité corse, et n’en démord pas. Dans une région où l’on ne plaisante pas avec l’honneur, le malaise économique se traduit plus qu’ailleurs par des réactions affectives.
Un schéma colonial
Pourtant, personne ne nie l’effort financier du pouvoir ces dix dernières années. A juste titre, Olivier Guichard souligne : « En matière d’équipement, et pour la durée du VIe Plan, la Corse aura reçu par habitant plus de crédits que n’importe quelle autre région française. Un Corse « sur pied »* coûte deux fois plus cher qu’un autre Français. Trente-trois pour cent du revenu des Corses sont constitués par des pensions. Mais, de Bastia à Ajaccio, on conteste les finalités d’un développement qui met en valeur une région sans en faire profiter son peuple.
Les Corses occupent moins de la moitié des emplois sur l’île, et une infime minorité bénéficie des postes de cadres. On met en doute aussi les largesses du pouvoir : le budget du conseil général était, en 1973, de 240 millions de francs, dont la moitié environ venait de l’Etat. Cette même année, impôts directs et indirects prélevés en Corse ont « restitué » 396 millions…
Encore un chiffre : la vigne a rapporté l’année dernière 240 millions. Deux cents personnes, dont cent cinquante pieds- noirs, se partagent le magot. Bref, schéma colonial, l’arrosage financier ne concerne pas les gens du pays. « C’est un contre- développement en direction des sociétés privées et des grands propriétaires », estime Albert Stefanini, secrétaire général de la Fédération corse du parti communiste. La vie coûte en moyenne dix pour cent plus cher sur l’île que sur le continent, et cinq mille nouveaux Corses doivent traverser la mer chaque année pour chercher du travail.
Pendant des dizaines d’années, les Corses ne pensaient qu’à quitter leur île, l’importance de la diaspora en témoigne. Les jeunes peaufinaient leur bonne éducation à Paris, Nice ou Marseille. La réussite se devait d’être continentale. Mais les jeunes changent ici aussi. Ils constituent désormais plus du tiers de la population de l’île, et ils ne mesurent plus le bonheur aux kilomètres qui les séparent de leur village. Bien sûr, dans les bistrots chics de Bastia, « Aux Palmiers *, au pub « Concorde », les minets qui singent ceux du continent pullulent encore mais, dans la montagne, à Venaco ou à Zicavo, et dans les lycées, les jeunes cherchent la solution qui leur permettra de rester au pays. Mieux, les étudiants corses de Nice ou de Marseille amorcent un retour même s’ils le paient d’un déclassement. Jean Zuccarelli, solide barbu de quarante ans, licencié de philosophie, qui a réussi à revenir chez lui et cultive sur la plaine orientale oliviers et clémentiniers, m’explique ce changement : « La qualité de là vie compte davantage aujourd’hui. Ils peuvent faire du ski à Asco ou à Vergio et une heure plus tard se baigner à Propriano.(…)
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(réf. lien)