#Corse – La République menacée par les langues de France ?

Avec OLIVIER AMIEL, docteur en droit, délégué du Mouvement républicain et citoyen (MRC) chargé de la culture.!!! DOMINIQUE BUCCHINI, président de l’Assemblée de Corse (PCF et Front de gauche). !!!RENé MERLE, historien, auteur.

Rappel des faits Le corse, l’occitan, le basque, le breton, le catalan, l’alsacien et autres langues régionales ou minoritaires parlées sur le territoire national sont aujourd’hui reconnues comme appartenant au patrimoine culturel de la France.

Faut-il encore que les conditions soient réunies et les moyens accordés pour assurer leur apprentissage et leur promotion. La pluralité culturelle et le plurilinguisme sont des enjeux qui prennent pleinement place dans le débat de la présidentielle. Rejetant tout repli identitaire, la valorisation des autres langues de France s’inscrit dans une ouverture aux autres et au monde. Elles ne menacent pas, comme certains s’en inquiètent, l’unité de la République ou le devenir de la langue française. « Les cultures et les langues sont égales entre elles, comme les citoyens d’une même République », écrivait Félix Castan. Écrivain occitan et théoricien de la décentralisation culturelle, il n’a eu de cesse de militer pour une « nation une politiquement et culturellement plurielle».

En ce XXIe siècle, est-ce utile, selon vous, de promouvoir 
les autres langues de France, régionales ou minoritaires ? Pourquoi ?

Dominique Bucchini. La scolarisation de masse s’est opérée, à partir du XIXe siècle, dans un objectif d’uniformisation sur la base de la langue française mais au détriment des autres langues existantes, dévalorisées sous le nom de « dialectes » ou de « patois ». L’apprentissage du français, grande langue de communication, a permis une « promotion » sociale. Mais si l’on considère que la langue constitue le lien le plus fort reliant les hommes dans la « cité », on mesure combien l’exclusion de ces langues pourtant largement utilisées dans l’espace français a pu être un facteur déstructurant pour les formations socio-historiques concernées comme pour les individus eux-mêmes. Le socio-linguiste Jean-Baptiste Marcellesi a écrit, il y a trente ans, que « dans le territoire le plus diversifié en Europe du point de vue linguistique, une langue commune a pu être diffusée au point de masquer l’existence d’autres systèmes qu’elle semblait avoir recouvert ». Parler une langue constitutive de sa personnalité, de son identité, c’est un droit individuel fondamental et cela implique évidemment son usage non seulement dans la sphère privée mais aussi dans l’espace public. La première utilité de la promotion de ces langues « minoritaires » est donc de rétablir dans leur droit des locuteurs actifs ou aspirant à se réapproprier cette part de leur patrimoine personnel et collectif afin de participer à l’effort de promotion de la diversité culturelle. Les langues de France sont aujourd’hui reconnues, constitutionnellement, comme un patrimoine. La promotion de ce patrimoine linguistique doit comporter un volet consacré à l’enseignement, sachant que la connaissance de deux langues facilite l’accession au plurilinguisme, un atout précieux pour les jeunes générations.

Olivier Amiel. Nos langues régionales sont une richesse à préserver et même à cultiver, mais dans un strict respect de l’unité républicaine, car des intentions pernicieuses peuvent se parer des meilleures intentions les concernant.

René Merle. C’est en tant qu’« auteur et historien » que l’Humanité m’a demandé mon point de vue. Clin d’œil sans doute sur ce Culture occitane, per avançar (Éditions sociales) publié en 1977. Les années ont passé mais, avec mon expérience de chercheur et de citoyen, je maintiens l’essentiel de ce que j’avançais alors. Cette question complexe est à la fois une affaire de plaisir personnel, qui touche nombre de Français au plus profond de leur affectivité, et un problème de démocratie : si demande sociale il y a, comment l’apprécier, comment y répondre ? Plaisir personnel ? J’ai le sentiment, en pratiquant une « langue morte pas tant morte », d’honorer mes grands-parents et le peuple qui la parlaient, et d’épanouir une partie de ma personnalité. Pourquoi mesurer cela à l’aune de l’utilité ? Mais au-delà de cet horizon personnel, quel sens donner à une pratique qui veut s’inscrire dans un horizon collectif ? Certes, en ces temps de crise, nombre de Français ont des préoccupations plus immédiates. Mais n’en a-t-il pas été de même sur le long terme de l’affirmation de l’État-nation ? L’unité administrative, la centralisation politique, bases de la constitution d’un marché national, impliquaient l’imposition d’une langue, celle de l’État, et la péjoration des autres. C’est pour assurer un avenir à leurs enfants dans cette nouvelle société que des millions de Français, dans la douleur, la résignation ou l’indifférence, ont cessé de transmettre un « idiome natal » bien vivant. D’autant que le dernier avatar, conquis de haute lutte, de cet État-nation, était la IIIe République qui, vaille que vaille, ouvrait de vrais horizons d’éducation et de promotion sociale. L’exemple catalan est éclairant. Dans une Catalogne déchirée par les conflits de classes, mais unie face à un régime espagnol archaïque, puis dictatorial, les Catalans d’Espagne ont fait de la défense interclassiste de leur culture une arme efficace, bientôt porteuse d’un sentiment national. De l’autre côté des Pyrénées, en dépit des efforts des « mainteneurs », le catalan a connu le sort des « patois », parce que la population, profondément attachée à l’idéal républicain (elle le montra en 1851), avait intériorisé la hiérarchisation des langues imposée par la République, porteuse de progrès. Or, depuis une bonne quarantaine d’années, dans la rencontre de ces plaisirs individuels, on constate un intérêt collectif nouveau pour ces langues que l’on croyait perdues. Des intérêts plutôt : car l’écheveau est à démêler des résurgences des maintenances passéistes, des revendications localistes en fermeture aux autres, et d’une réappropriation généreuse, où le respect retrouvé de soi va de pair avec l’espérance démocratique. Intérêt majoritaire ? Certes pas dans l’affirmation « militante », mais certes oui dans le retournement de l’opinion vis-à-vis des « patois » : de la mise à distance à l’intérêt sympathique. Retournement qui ne va pas sans entraîner crispations et oppositions, et cela dans toutes les formations politiques, le récent vote des sénateurs communistes en témoigne.

Pour certains,l’apprentissage de ces langues mettrait en cause l’égalité et les principes républicains. La langue commune qu’est le français serait affaiblie, par exemple par rapport à l’anglais ? Qu’en dites-vous ?

Olivier Amiel. Ce n’est pas l’apprentissage des langues régionales qui est dangereux, c’est la volonté de « co-officialiser » ces langues avec la langue nationale qui est le français. C’est dans ce sens que le Conseil constitutionnel a d’ailleurs autorisé, en 2002, de nouvelles modalités de l’enseignement de la langue corse sous réserve qu’il soit facultatif pour les élèves et les enseignants. Concernant le risque d’impérialisme de la langue anglaise, il faut reconnaître que le français n’a pas pu devenir la langue du système de communication globale, mais il demeure ce que Marc Fumaroli appelle « la langue du banquet des esprits », une langue pratiquée dans des cercles influents du monde entier. À ce titre, il serait temps que nos dirigeants politiques utilisent davantage et mieux le formidable outil qu’est la francophonie (220 millions de locuteurs).

René Merle. La France est un curieux pays, où dans certains milieux « cultivés » il convient presque de s’excuser de ne pas être monolingue franco-français. Les mêmes milieux où tout est fait pour que, « réalisme » et mimétisme faisant loi, les chers enfants deviennent des bilingues anglo-américain/français. Plus sérieux est l’argument qui renvoie le défenseur d’une langue minoritaire vers sa liberté : « Mais qui vous empêche de la parler ? Nous ne sommes pas en Turquie… » Certes. Je peux aimer faire du sport, et qui donc pourrait m’en empêcher ? Mais je préfère faire du sport en disposant de stades, de salles appropriées, de collectifs de jeux, d’échanges… N’en va-t-il pas de même en matière culturelle, et donc en matière de langues minoritaires ? C’est à cette demande, me semble-t-il, que devraient s’intéresser les collectivités publiques à tous les niveaux, du local au national.

Dominique Bucchini. L’exception culturelle que la France revendique ne peut évidemment pas être réservée à la seule langue dominante. L’apprentissage des langues régionales, dans l’optique d’une société plurilingue, ne menace ni l’unité de la République ni l’avenir de la langue française. La République peut assurer l’égalité dans le respect des différences. La promotion des langues régionales ne vise pas à fragmenter la France en communautés séparées. Il n’y a pas non plus de contradiction de principe entre langue régionale et langue française. La demande linguistique régionale est associée à la maîtrise d’une langue de communication de plus large rayonnement. Bien ancré sur le territoire, c’est dans les instances internationales, les relations économiques, scientifiques, culturelles que le français perd de l’influence. En Corse, dès 1985, dans la perspective d’une « politique démocratique de la langue », nous popularisions la revendication de la co-officialité du corse et du français. D’une certaine manière, dans les faits – l’état civil, la toponymie, les médias, la publication d’actes des collectivités, le domaine scolaire –, ce processus est en marche. Il est nécessaire d’intervenir pour donner au corse sa pleine vitalité dans la société, de sorte que la population en ait une perception positive, y voit une langue utile pour le futur.

Êtes-vous favorable à la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales et minoritaires ? Souhaitez-vous qu’une loi garantisse un statut et la promotion sur le plan culturel et médiatique de ces autres langues de France ?

René Merle. Cela implique-t-il la ratification d’une charte, le vote d’une loi ? En tant qu’« auteur et historien », il ne m’appartient pas d’en juger. En tant que citoyen, je ne peux que souhaiter que toutes les cartes soient mises sur la table, et qu’à une vraie information succède un débat démocratique évitant les caricatures. Ce serait aussi l’occasion de clarifier l’entreprise d’éclatement de l’État-nation, base actuelle de la défense de nos acquis sociaux, au profit d’une Europe « libérale » des régions. Le principal danger, en l’occurrence, ne me paraît pas être celui de l’affirmation de riches et égoïstes régions « ethniques », comme l’Europe en connaît aujourd’hui, mais bien celui de la féodalisation de grandes régions économiques, sur l’axe Barcelone-Francfort, ou sur l’axe Barcelone-Milan… La question linguistique a bien peu à y voir…

Olivier Amiel. Non, je ne suis pas favorable à la ratification de la charte européenne. Il s’agirait d’un très mauvais choix pour la France. Comme l’a rappelé Jean-Pierre Chevènement cela nous obligerait à « co-officialiser » plus de 70 idiomes sur notre territoire avec des mesures très coercitives ! Il y a derrière cette revendication une volonté de fragmenter la République et la nation française. Or, il est étonnant de voir des partis de gauche prôner cette ratification (elle est notamment prévue dans l’accord entre le PS et Europe Écologie-les Verts), car cette division nationale serait à l’avantage des marchés financiers toujours désireux de diminuer la puissance des États. Quant à la garantie du statut des autres langues, c’est déjà fait depuis 2008 avec l’affirmation dans l’article 75-1 de la Constitution que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » : véritable truisme puisqu’il s’agit d’une évidence admise par tous et qui, paradoxalement, consacre fort heureusement le verrou constitutionnel de l’alinéa premier de l’article 2 : « La langue de la République est le français », garantie d’une « langue commune comprise par tous. »

Dominique Bucchini. Une politique ambitieuse de promotion linguistique me semblerait grandement facilitée par la ratification de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires. En Corse, la volonté politique est quasi unanime pour revitaliser la langue. S’agissant du statut de co-officialité, le consensus n’est pas général mais assez large toutefois, comme en témoigne la confortable majorité de l’Assemblée de Corse ayant voté une motion en ce sens, en juillet dernier. Un tel statut, permettant l’usage du corse dans l’espace public – services administratifs, organes délibérants –, serait le cadre juridique d’une politique de bilinguisme. Sa mise en œuvre nécessite non seulement une décision législative mais également une modification de la Constitution. Cela donnerait aux langues de France un statut permettant leur épanouissement. Une telle loi pourrait embrasser l’ensemble des usages publics, de l’enseignement à la vie administrative, de la vie culturelle aux médias. Attention cependant à ne pas procéder de façon technocratique ou autoritaire mais, au contraire, en fonction de chaque situation concernée et en respectant, avant tout, l’avis et la volonté de chaque population dans sa diversité.

Entretiens croisés réalisés par Alain Raynal

 

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