(Unità Naziunale – 8 décembre 2017 – 13h00) Mes amis du Pays Basque m’ont proposé d’écrire quelques lignes sur la situation du pays en 2040. Il s’agit donc d’un exercice de futurologie, sachant bien que dans ce genre d’exercice toutes les boules de cristal se trompent systématiquement.
La manière la plus utile de relever ce défi est, je crois, de partir de la situation actuelle et de prolonger ces éléments à l’horizon des prochaines 25 années, en envisageant deux configurations, l’une positive, l’autre négative. Étant donné qu’entre-temps se présenteront sans doute des éléments aujourd’hui inconnus qui altéreront la trajectoire envisagée, les possibilités de réussite de cet exercice sont très peu nombreuses ; néanmoins, il peut nous aider à comprendre le présent.
Alternative positive: Étant donné qu’il n’existe pas d’îlots politiques sur terre, la situation du Pays Basque s’inscrit dans deux circuits concentriques plus larges, celui du monde dans son ensemble et celui de l’Europe occidentale. En 2040, celle-ci est un des cinq espaces qui se partagent le pouvoir, avec la Chine, l’Inde, la Russie-Sibérie, et l’Amérique du Nord. De grands consortiums industrialo-financiers exercent conjointement le pouvoir de fait, le pouvoir économique et, indirectement, le pouvoir politique : les consortiums orientaux donnent de la stabilité au capitalisme, qui déjà en occident était purement spéculatif et financier et ne produisait pas de plus-value. En continuant à avoir une base manufacturière, ils empêchent – pour le moment – l’effondrement du système qui résulterait d’une énorme crise de surproduction.
Leurs colonies sont à présent plus que jamais l’Orient musulman, le continent africain, et l’Amérique Latine ; il existe aussi des semi-colonies à l’intérieur des espaces centraux, parmi les minorités de la Chine et de l’Inde, et dans l’Europe orientale non russe. Dans ces espaces, se rejoignent la super-exploitation, la misère et les guerres d’agression. Leurs contestations sont toujours définies comme du terrorisme. Le nombre toujours croissant de fugitifs a converti les camps de réfugiés en camps de concentration et de travaux forcés, ce qui alimente les rouages du capitalisme. Ainsi, le “racisme” des espaces centraux se mue à présent en “lutte contre le terrorisme”.
Les organisations supra-étatiques de l’ordre mondial à caractère régional, dans notre espace l’Union Européenne, sont des succursales des consortiums, qui appliquent à la lettre, comme avant, la politique d’austérité et de restriction – des salaires, du bien-être – et à présent, de plus en plus, de contrôle et de mise au pas de leurs propres citoyens et des camps dans lesquels les nouveaux condamnés de la terre sont entassés.
Dans ce nouvel ordre, où les États ont perdu toute autonomie, émerge paradoxalement, comme un grand tabou, l’idole de l’État, État auto-identifié à la Loi, à la Démocratie et au Progrès. Là où existe un roi, ce dernier se change en symbole suprême de l’unité de l’État avec ses Forces Armées et en son équivalent avec les principes exposés.
Ceux qui contestent le nouvel ordre mondial dont les États sont les gardiens deviennent les ennemis du Progrès, de la Démocratie et de la Loi, et tombent dans les griffes de leur appareil de force ; qui plus est, les groupes qui se distinguent par leur langue, leur religion et leur culture, toujours suspects de déloyauté envers l’État. Tous les États tendent au centralisme ; s’ils ne l’imposent pas au niveau institutionnel, à cause des inerties des situations antérieures, ils le font au niveau médiatique et éducatif. Les frontières étatiques ont à nouveau été fermées, car l’informatisation des relations commerciales des grands consortiums rend ce sujet non pertinent.
Toutes les institutions et tous les groupes doivent explicitement exprimer leur acceptation de cette espèce de deuxième Carta Magna qui établit l’équivalence de l’État, dans notre cas les États espagnol et français, entre la loi, la démocratie et le progrès. Là où existent, comme au Pays Basque, des partis nationalistes, ces derniers sont surveillés de très près, bien qu’ils aient adhéré à la Carta Magna, et sont rappelés à l’ordre au moindre écart. Les nationalistes qui contestent l’État sont à présent les ennemis de ce dernier, taxés de terrorisme, et envoyés dans des centres qui, à cause de leurs dimensions toujours plus importantes, sont moins des prisons que des camps de concentration.
Toutes les identités postmodernes alternatives et leurs projets sont sacrifiés sur l’autel de l’autoritarisme et du productivisme : les agressions environnementales sont ignorées, et le patriarcat est rétabli. Les langues espagnole et française sont favorisées dans leurs États respectifs par tous les moyens.
Les syndicats sont tolérés avec dégoût, surtout ceux de nature non étatique. La dérégulation et le travail précaire triomphent ; les droits syndicaux et le droit de grève sont restreints. Les délocalisations décidées par les consortiums mondiaux ont carte blanche.
L’alternative positive (centrée sur le Pays Basque) requiert des changements dans la structure des opportunités politiques, tant au niveau mondial qu’au niveau étatique, indescriptibles, donc imprévisibles. Nous ne pouvons non plus préciser ici les processus qui peuvent conduire dans notre pays à la situation que nous allons exposer, qui sera toujours le fruit de la volonté et de l’inventivité ; mais ce qui est sûr est qu’ils auront requis un certain type de résistance face aux États, d’autant plus efficace qu’elle aura été pacifique et collective.
Les deux piliers de l’alternative positive sont le Droit de Décider, source de toute loi juste, et la Démocratie Associative, équivalente de la Démocartie tout court. Sa conjonction est celle qui est à l’origine du progrès au Pays Basque et dans toute société humaine. Ce Droit, idée-force omnicompréhensif, sans centre et articulé en réseau, comprend :
– le droit des femmes à se libérer du patriarcat et à contrôler leur corps
– le droit à l’image de chaque citoyen-ne, libre de toute diffamation médiatique
-le droit à un travail décent et à une vie professionnelle exempte de précarité et de misère
-le droit de maintenir sur le territoire national un tissu industriel libre des démantèlements et des délocalisations
-le droit de maintenir et de promouvoir sa langue et sa culture propres
-le droit de vivre en paix et de mener à terme les processus de paix engagés, en résolvant la situation des prisonnier et prisonnières
-le droit de construire une société fondée sur l’égalité des conditions entre natifs et immigrés ´
-le droit de fraterniser avec tous les autres peuples du monde, en bannissant les stéréotypes et les stratégies fondées sur l’idée perverse de l’ennemi intérieur
-le droit de décider et de pouvoir construire librement la forme politique choisie de manière démocratique par les citoyens, y compris l’indépendance.
Le droit de décider est donc plus large et complexe que le droit à l’autodétermination, qui en fait nécessairement partie ; il a un contenu socio-économiqe, culturel et de genre qui n’est pas explicité dans le droit à l’auto-détermination. Par conséquent, alors que le droit à l’autodétermination est épuisé en un seul acte politique, celui du référendum sur les diverses alternatives de structuration politique, le droit de décider se situe avant, pendant et après cet acte.
En 2040, donnons pour acquises deux choses. La première est que ce processus a abouti à la pleine liberté politique du Pays Basque. Il est évident en tout cas que certaines conditions ont correctement fonctionné : avant tout, la conjonction des forces sociales, syndicales et politiques qui l’ont rendue possible. L’axe de cette conjonction passe au Pays Basque par celui des deux principales forces du pays, toutes deux nationalistes, accompagnées des forces basques non nationalistes qui ont validé malgré tout la volonté de la majorité des citoyens.
Cette conjonction a dû surmonter de grands obstacles. Il n’aura échappé à personne qu’il y a de grandes différences de conceptions nationales et sociales entre le PNV et la gauche abertzale, auxquelles il faut ajouter les griefs historiques réciproques. Mais, comme en Catalogne, où les différences énormes entre les héritires du CIU et du CUP ont été ignorées en un processus où a primé la Politique avec un P majuscule, il s’est passé la même chose au Pays Basque.
Une deuxième condition, beaucoup plus difficile, mais que nous tenons pour acquise, est que l’évolution des deux États espagnol et français l’ont rendue possible. Poursuivons donc sur ce terrain hypothétique, en abordant quelques points sensibles.
Au Pays Basque, les évolutions historiques et politiques des trois territoires basques que sont Iparralde, l’actuelle Communauté Autonome des trois provinces et la Navarre ont été différentes. Cela exige de combiner l’autonomie de chaque territoire et les relations fraternelles dérivant de l’unité culturelle et linguistique de chacun d’entre eux, au nom desquelles il faut construire une sorte de confédération. Les sujets de toute Confédération sont toujours des entités précédemment indépendantes qui décident de se confédérer ; mais nous avançons que cette situation existe.
Quant à la langue, la condition trilingue d’une Confédération a été explicitement reconnue, bascophone, hispanophone et francophone ; ce qui n’a pas exclu un certain degré de discrimination positive envers une langue, la langue basque, historiquement marginalisée et exclue, surtout au nord des Pyrénées.
Cela nous conduit à un autre sujet sensible : celui de la relation avec l’Espagne et la France. Le droit de décider, y compris l’indépendance, n’est nullement anti-espagnol ou anti-français. Au contraire : c’est une grande chance pour le Pays Basque indépendant de pouvoir s’enrichir de l’intérieur avec les apports de deux cultures aussi puissantes que les cultures espagnole et française. Il y a aussi des secteurs non basques qui considèrent comme une chance pour l’Espagne et la France que le Pays Basque devienne indépendant ; car il n’y a pas de nation libre si elle opprime un autre peuple.
Les immigrés sont aussi vus comme un fort enrichissement social et culturel, sans établissement de différence légale entre eux et les natifs. Leurs collectivités ont tout le droit de développer leur propre culture et d’intégrer les institutions avec leurs propres structures, avec une réelle capacité de prendre des décisions sur elles-mêmes.
Le droit de décider a été étendu à deux mondes d’une importance décisive : celui du travail et celui du tissu industriel. Les décisions sur les thèmes cruciaux de l’emploi et du développement de l’industrie doivent se prendre à travers des conseils qui unissent les forces économiques, sociales, politiques et culturelles des différentes provinces, avec pouvoir de décision sur les institutions compétentes.
La géographie du Pays Basque, confédération de vallées sur une grande partie de son territoire, le permet. Les expériences créatives venue du monde paysan d’Iturralde montrent la voie : ELB avait dit que “la spécificité culturelle indéniable du pays se traduit par un fort attachement à la terre et à la maison (etxe)”, avec le fait que l’agriculture a évité les risques de l’intensification et de l’industrialisation. Cela est dû, expliquait-il, à une forte dynamique collective et bénévole, avec une dynamique d’animation de groupes de paysans sur la gestion des exploitations, qui a permis le développement de nombreuses productions de qualité reconnue.
En somme, l’alternative positive requiert le Droit de Décider, la Démocatie Participative, et le rejet de l’inacceptable.